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conſiderées enſemble. Liv. II.

l’empêcher d’aller plus avant, ſoit dans le lieu des Corps, ou dans l’Eſpace vuide de Corps. Il eſt vrai, que nous pouvons aiſément parvenir à la fin de l’Etenduë ſolide, & que nous n’avons aucune peine à concevoir l’extremité & les bornes de tout ce qu’on nomme Corps : mais lors que l’Eſprit eſt parvenu à ce terme, il ne trouve rien qui l’empêche d’avancer dans cette Expanſion infinie qu’il imagine au delà des Corps & où il ne ſauroit ni trouver ni concevoir aucun bout. Et qu’on n’oppoſe point à cela, qu’il n’y a rien du tout au delà des limites du Corps, à moins qu’on ne prétende renfermer Dieu dans les bornes de la Matiére. Salomon, dont l’Entendement étoit rempli d’une ſageſſe extraordinaire, qui en avoit étendu & perfectionné les lumiéres, ſemble avoir d’autres penſées lorsqu’il dit en parlant à Dieu, Les Cieux & les Cieux des Cieux ne peuvent le contenir. Et je croi pour moi que celui-là ſe fait une trop haute idée de la capacité de ſon propre Entendement, qui ſe figure de pouvoir étendre ſes penſées plus loin que le lieu où Dieu exiſte, ou imaginer une expanſion où Dieu n’eſt pas.

§. 3.La durée n’eſt pas bornée non plus par le Mouvement. Ce que je viens de dire de l’Expanſion, convient parfaitement à la Durée. L’Eſprit ayant conçu l’idée d’une certaine durée, peut la doubler, la multiplier, & l’étendre non ſeulement au delà de ſa propre exiſtence, mais au delà de celle de tous les Etres corporels, & de toutes les meſures du Temps, priſes ſur les Corps Céleſtes & ſur leurs mouvemens. Mais quoi que nous faſſions la Durée infinie, comme elle l’eſt certainement, perſonne ne fait difficulté de reconnoître que nous ne pouvons pourtant pas étendre cette Durée au delà de tout Etre, car Dieu remplit l’Eternité, comme chacun en tombe aiſément d’accord. On ne convient pas de même que Dieu rempliſſe l’Immenſité, mais il eſt mal-aiſé de trouver la raiſon pourquoi l’on douteroit de ce dernier point, pendant qu’on aſſûre le prémier, car certainement ſon Etre infini eſt auſſi bien ſans bornes à l’un qu’à l’autre de ces égards ; & il me ſemble que c’eſt donner un peu trop à la Matiére que de dire, qu’il n’y a rien là où il n’y a point de Corps.

§. 4.Pourquoi on admet plus aiſément une Durée infinie, qu’une Expanſion infinie. De là nous pouvons apprendre, à mon avis, d’où vient que chacun parle familierement de l’Eternité, & la ſuppoſe ſans heſiter le moins du monde, ne faiſant aucune difficulté d’attribuer l’infinité de l’Eſpace qu’avec beaucoup plus de retenuë, & d’un ton beaucoup moins affirmatif. La raiſon d’Etenduë étant employez comme des noms de qualitez qui appartiennent à d’autres Etres, nous concevons ſans peine une durée infinie en Dieu, & ne pouvons même nous empêcher de le faire. Mais comme nous n’attribuons pas l’étenduë à Dieu, mais ſeulement à la Matiére qui eſt finie, nous ſommes plus ſujets à douter de l’exiſtence d’une Expanſion ſans Matiére, de laquelle ſeule nous ſuppoſons communément que l’Expanſion eſt un attribut. Voilà pourquoi, lors que les hommes ſuivent les penſées qu’ils ont de l’Eſpace, ils ſont portez à s’arrêter ſur les limites qui terminent le Corps, comme ſi l’Eſpace étoit là auſſi ſur ſes fins, & qu’il ne s’étendît pas plus loin : ou ſi conſiderant la choſe de plus près, leurs idées les engagent à porter leurs penſées encore plus avant, ils ne laiſſent pas d’appeler tout ce qui eſt au de-