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& de ſes Modes Simples. Liv. II.

Temps, je ſuppoſe ce que je n’ai pas droit de ſuppoſer, ſavoir, Que le Monde n’eſt ni éternel ni infini, je répons qu’il n’eſt pas néceſſaire pour mon deſſein, de prouver en cet endroit que le Monde eſt fini, tant à l’égard de ſa durée que de ſon étenduë. Mais comme cette derniére ſuppoſition eſt pour le moins auſſi facile à concevoir que celle qui lui eſt oppoſée, j’ai ſans contredit la liberté de m’en ſervir auſſi bien qu’un autre a celle de poſer le contraire ; & je ne doute pas que quiconque voudra faire reflexion ſur ce point, ne puiſſe aiſément concevoir en lui-même le commencement du Mouvement, quoi qu’il ne puiſſe comprendre celui de la Durée priſe dans toute ſon étenduë. Il peut auſſi, en conſiderant le Mouvement, venir à un dernier point, ſans qu’il lui ſoit poſſible d’aller plus avant. Il peut de même donner des bornes au Corps & à l’Etenduë qui appartient au Corps ; mais c’eſt ce qu’il ne faudroit faire à l’égard de l’Eſpace vuide de Corps, parce que les dernieres limites de l’Eſpace & de la Durée ſont au deſſus de notre conception, tout ainſi que les derniéres bornes du Nombre paſſent la plus vaſte capacité de l’Eſprit ; ce qui eſt fondé, à l’un & l’autre égard, ſur les mêmes raiſons, comme nous le verrons ailleurs.

§. 27.Comment nous vient l’Idée de l’Eternité. Ainſi de la même ſource que nous vient l’idée du Temps, nous vient auſſi celle que nous nommons Eternité. Car ayant acquis l’idée qui ſe ſuccedent en nous les unes aux autres, laquelle eſt produite en nous, ou par les apparences naturelles de ces Idées qui d’elles-mêmes viennent ſe préſenter conſtamment à notre Eſprit pendant que nous veillons, ou par les objets exterieurs qui affectent ſucceſſivement nos Sens, ayant d’ailleurs acquis, par le moyen des Révolutions du Soleil, les idées de certaines longueurs de Durée, nous pouvons ajoûter dans notre Eſprit ces ſortes de longueurs les unes aux autres, auſſi ſouvent qu’il nous plait ; & après les avoir ainſi ajoûtées, nous pouvons les appliquer à des durées paſſées ou à venir, ce que nous pouvons continuer de faire ſans jamais arriver à aucun bout, pouſſant ainſi nos penſées à l’infini, & appliquant la longueur d’une révolution annuelle du Soleil à une Durée qu’on ſuppoſe avoir été avant l’exiſtence du Soleil, ou de quelque autre Mouvement que ce ſoit. Il n’y a pas plus d’abſurdité ou de difficulté à cela, qu’à appliquer la notion que j’ai du mouvement que fait l’Ombre d’un Cadran pendant une heure du jour à la durée de quelque choſe qui ſoit arrivée la nuit paſſée, par exemple à la flamme d’une chandelle qui aura brûlé pendant ce temps-là ; car cette flamme étant préſentement éteinte, eſt entierement ſeparée de tout mouvement actuel, & il eſt auſſi impoſſible que la durée de cette flamme, qui a paru pendant une heure la nuit paſſée, coëxiſte avec aucun mouvement qui exiſte préſentement ou qui doive exiſter à l’avenir, qu’il eſt impoſſible qu’aucune portion de durée qui ait exiſté avant le commencement du Monde, coëxiſte avec le mouvement préſent du Soleil. Mais cela n’empêche pourtant pas, que ſi j’ai l’idée de la longueur du mouvement que l’ombre fait ſur un Cadran en parcourant l’eſpace qui marque une heure, je ne puiſſe meſurer auſſi diſtinctement en moi-même la durée de cette chandelle qui a brûlé la nuit paſſée, que je puis meſurer la durée de quoi que ce ſoit qui