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Des Modes Simples de l’Eſpace. Liv. II.

trêmitez d’un Corps, ſelon ſes différentes dimenſions, nous l’appellions longueur, largeur, & profondeur, ou ſoit que la conſiderant comme étant entre deux Corps, ou deux Etres poſitifs, ſans penſer s’il y a entredeux de la Matiere, ou non, nous la nommions diſtance : quelque nom qu’on lui donne, ou de quelque maniére qu’on la conſidére, c’eſt toûjours la même idée ſimple & uniforme de l’Eſpace, qui nous eſt venuë par le moyen des Objets dont nos Sens ont été occupez, de ſorte qu’en ayant établi des idées dans notre Eſprit, nous pouvons les reveiller, le repeter & les ajoûter l’une à l’autre auſſi ſouvent que nous voulons, & ainſi conſiderer l’Eſpace ou la diſtance, ſoit comme remplie de parties ſolides, en ſorte qu’un autre Corps n’y puiſſe point venir, ſans déplacer & chaſſer le Corps qui y étoit auparavant, ſoit comme vuide de toute choſe ſolide, en ſorte qu’un Corps d’une dimenſion égale à ce pur Eſpace, puiſſe y être placé, ſans en éloigner ou chaſſer aucune choſe qui y ſoit déja. Mais pour éviter la confuſion en traitant cette matiére, il ſeroit peut-être à ſouhaiter qu’on n’appliquât le nom d’Etenduë qu’à la Matiére ou à la diſtance qui eſt entre les extrêmitez des Corps particuliers, & qu’on donnât le nom d’Expanſion à l’Eſpace en général, ſoit qu’il fût plein ou vuide de matiére ſolide ; de ſorte qu’on dit, l’Eſpace a de l’expanſion, & le Corps eſt étendu. Mais en ce point, chacun eſt maître d’en uſer comme il lui plaira. Je ne propoſe ceci que comme un moyen de s’exprimer plus clairement & plus diſtinctement.

§. 28. Les hommes différent peu entr’eux ſur les Idées ſimples qu’ils conçoivent clairement. Pour moi, je m’imagine que dans cette occaſion auſſi bien que dans pluſieurs autres, toute la diſpute ſeroit bientôt terminée ſi nous avions une connoiſſance préciſe & diſtincte de la ſignification des termes dont nous nous ſervons. Car je ſuis porté à croire que ceux qui viennent à réflechir ſur leurs propres penſées, trouvent qu’en général leurs idées ſimples conviennent enſemble quoi que dans les diſcours qu’ils ont enſemble, ils les confondent par différens noms : de ſorte que ceux qui ſont accoûtumez à faire des abſtractions, & qui examinent bien les idées qu’ils ont dans l’Eſprit, ne ſauroient penſer fort différemment, quoi que peut-être ils s’embarraſſent par des mots, en s’attachant aux façons de parler des Académies ou des Sectes dans leſquelles ils ont été élevez. Au contraire, je comprens fort bien, que les diſputes, les criailleries & les vains galimathias doivent durer ſans fin parmi les gens qui n’étant point accoûtumez à penſer, ne ſe font point une affaire d’examiner ſcrupuleuſement & avec ſoin leurs propres Idées, & ne les diſtinguent point d’avec les ſignes que les hommes employent pour les faire connoître aux autres, & ſur tout, ſi ce ſont des Savans de profeſſion, chargez de lecture, dévoûez à certaines Sectes, accoûtumez au langage qui y eſt en uſage, & qui ſe ſont fait une habitude de parler après les autres ſans ſavoir pourquoi. Mais enfin, s’il arrive que deux perſonnes qui font des réflexions ſur leurs propres penſées, ayent des Idées différentes, je ne vois pas comment ils peuvent diſcourir ou raiſonner enſemble. Au reſte, ce ſeroit prendre fort mal ma penſée que de croire que toutes les vaines imaginations qui peuvent entrer dans le cerveau des hommes, ſoient préciſement de cette eſpèce d’Idées dont je parle. Il n’eſt pas facile à l’Eſprit de ſe débarraſſer des notions confuſes, & des préjugez dont il a été imbu par la coûtume,