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Des Modes Simples de l’Eſpace.. Liv. II.

niére de bâtir, on lui diſoit, qu’un Pilier eſt une choſe ſoûtenuë par une Baſe ; & qu’une Baſe eſt quelque choſe qui ſoûtient un Pilier. Ne croiroit-il pas qu’en lui tenant un tel diſcours, on auroit envie de ſe moquer de lui, au lieu de ſonger à l’inſtruire ? Et ſi un Etranger qui n’auroit jamais vû des Livres, vouloit apprendre exactement, comment ils ſont faits & ce qu’ils contiennent, ne ſeroit-ce pas un plaiſant moyen de l’en inſtruire que de lui dire, que tous les bons Livres ſont compoſez de Papier & de Lettres, que les Lettres ſont des choſes inhérentes au Papier, & le Papier une choſe qui ſoûtient les Lettres ? N’auroit-il pas, après-cela, des Idées fort claires des Lettres et du Papier ? Mais ſi les mots Latins, inhærentia & ſubſtancia, étoient rendus nettement en François par des termes qui exprimaſſent l’action de s’attacher & l’action de ſoûtenir, (car c’eſt ce qu’ils ſignifient proprement) nous verrions bien mieux le peu de clarté qu’il y a dans tout ce qu’on dit de la ſubſtance & des Accidens, & de quel uſage ces mots peuvent être en Philoſophie pour décider les Questions qui y ont quelque rapport.

§. 21.Qu’il y a un vuide au-delà des derniéres bornes des Corps. Mais pour revenir à notre Idée de l’Eſpace. Si l’on ne ſuppoſe pas le Corps infini, ce que perſonne n’oſera faire, à ce que je croi, je demande, ſi un homme que Dieu auroit placé à l’extremité des Etres Corporels, ne pourroit point étendre ſa main au delà de ſon Corps. S’il le pouvoit, il mettroit donc ſon bras dans un endroit où il y avoit auparavant de l’Eſpace ſans Corps ; & ſi ſa main étant dans cet Eſpace, il venoit à écarter les doigts, il y auroit encore entredeux de l’Eſpace ſans Corps. Que s’il ne pouvoit étendre ſa main,[1] ce devroit être à cauſe de quelque empêchement extérieur, car je suppoſe que cet homme eſt en vie avec la même puiſſance de mouvoir les parties de ſon Corps qu’il a préſentement, ce qui de ſoi n’eſt pas impoſſible, ſi Dieu le veut ainſi, ou du moins eſt-il certain que Dieu peut le mouvoir en ce ſens : & alors je demande ſi ce qui empêche ſa main de ſe mouvoir en dehors, eſt ſubſtance ou accident, quelque choſe, ou rien ? Quand ils auront ſatisfait à cette queſtion, ils ſeront capables de déterminer d’eux-mêmes ce que c’eſt qui ſans être Corps & ſans avoir aucune Solidité, eſt, ou peut être entre deux Corps éloignez l’un de l’autre. Du reſte, celui qui dit qu’un Corps en mouvement,

  1. --- Si jàm finitum conſtituatur
    Omne quod eſt ſatium, ſi quis procurrat ad oras
    Ultimus extremas, jaciàtque volatile telum :
    Id validis utrùm contortum viribus ire
    Quò fuerit miſſum, mavis, longéque volare,
    An prohiber aliquid cenſes, obſtaréque poſſe ? Alterutrum fatearis enim, ſumásque neceſſe eſt,
    Quorum utrumque tibi eſſugium præcludit, & omne
    Cogit ut exemptâ concedas fine patera :
    Nam five eſt aliquid, quod prohibeat officiátque
    Quo minù quo miſſumſt veniat, finique locet ſe,
    Sive foras fertur, non eſt ea fini profecto.
    Hoc pacto ſequar, atque oras ubicumque locaris
    Extremas, queram qui telo denique fiat.
    Fiet, uti nuſquam poſſit conſiſtere finis :
    Effugiumque ſuge prolatet copia ſemper.

                 Lucret. Lib. vs. 967, &c