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Des Modes Simples de l’Eſpace.. Liv. II.

que chaque Corps occupe ; dans ce ſens, l’Univers eſt dans un certain lieu.

Il eſt donc certain que nous avons l’idée du Lieu par les mêmes moyens que nous acquerons celle de l’Eſpace, dont le Lieu n’eſt qu’une conſideration particuliére, bornée à certaines parties : je veux dire la vûë & l’attouchement qui ſont les deux moyens par leſquels nous recevons les idées de ce qu’on nomme étenduë ou diſtance.

§. 11.Le Corps & l’Etenduë ne ſont pas la même choſe. Il y a des gens[1] qui voudroient nous perſuader, Que le Corps & l’Etenduë ſont une même choſe. Mais ou ils changent la ſignification des mots, dequoi je ne voudrois pas les ſoupçonner, eux qui ont ſi ſéverement condamné[2] la Philoſophie qui étoit en vogue avant eux, pour être trop fondée ſur le ſens incertain ou ſur l’obſcurité illuſoire de certains termes ambigus ou qui ne ſignifioient rien : ou bien, ils confondent la même choſe que les autres hommes, ſavoir par le Corps ce qui eſt ſolide & étendu, dont les parties peuvent être diviſées & muës en différentes maniéres, & par l’Entenduë, ſeulement l’eſpace que ces parties ſolides jointes enſemble occupent, & qui eſt entre les extremitez de ces parties. Car j’en appelle à ce que chacun juge en ſoi-même, pour ſavoir ſi l’Idée de l’Eſpace n’eſt pas auſſi diſtincte de celle de la Solidité, que de l’Idée de la Couleur qu’on nomme Ecarlate. Il eſt vrai que la Solidité ne peut ſubſiſter ſans l’étenduë, ni l’Ecarlate ne ſauroit exiſter non plus ſans l’étenduë, ce qui n’empêche pas que ce ne ſoient des Idées diſtinctes. Il y a pluſieurs Idées qui pour exiſter, ou pour pouvoir être conçuës, ont abſolument beſoin d’autres Idées dont elles ſont pourtant très-différentes. Le Mouvement ne peut être, ni être conçu ſans l’Eſpace ; & cependant le Mouvement n’eſt point l’Eſpace, ni l’Eſpace le Mouvement : l’Eſpace peut exiſter ſans le Mouvement, & ce ſont deux idées fort diſtinctes. Il en eſt de même, à ce que je croi, de l’Eſpace & de la Solidité. La Solidité eſt une idée ſi inſéparable du Corps, que c’eſt parce que le Corps eſt ſolide, qu’il remplit l’Eſpace, qu’il touche un autre Corps, qu’il le pouſſe, & par-là lui communique du mouvement. Que ſi l’on peut prouver que l’Eſprit eſt different du Corps, parce que ce qui penſe, n’enferme point l’idée de l’étenduë : ſi cette raiſon eſt bonne, elle peut, à mon avis, ſervir tout auſſi bien à prouver que l’Eſpace n’eſt pas un Corps, parce qu’il n’enferme pas l’idée de la Solidité, l’Eſpace & la Solidité étant des Idées auſſi différentes entr’elles que la Penſée & l’Etenduë, de ſorte que l’Eſprit peut les ſeparer entiérement l’une de l’autre. Il eſt donc évident que le Corps & l’Entenduë ſont deux Idées diſtinctes.

§. 12. Car prémiérement, l’Etenduë n’enferme ni Solidité ni réſiſtance au mouvement d’un Corps, comme fait le Corps.

§. 13. En ſecond lieu, les Parties de l’Eſpace pur ſont inſéparables l’une de l’autre, en ſorte que la continuité n’en peut-être, ni réellement, ni men-

  1. Les carteſiens.
  2. La Philoſophie Scholaſtique qui a été enſeignée dans toutes les Universitez de l’Europe long-temps avant Deſcartes.