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ſur les Idées ſimples. Liv II.

vons parvenir à connoître quelles Idées ſont, & quelles Idées ne ſont pas des reſſemblances de quelque choſe qui exiſte réellement dans les Corps auxquels nous donnons des noms tirez de ces Idées.

§. 23.On diſtingue trois ſortes de Qualitez dans les Corps. Il s’enſuit de tout ce que nous venons de dire, qu’à bien examiner les Qualitez des Corps on peut les diſtinguer en trois eſpèces.

Premiérement, il y a la groſſeur, la figure, le nombre, la ſituation, & le mouvement ou le repos de leurs parties ſolides. Ces Qualitez ſont dans les Corps, ſoit que nous les y appercevions ou non ; & lors qu’elles ſont telles que nous pouvons les découvrir, nous avons par leur moyen une idée de la choſe telle qu’elle eſt en elle-même, comme on le voit dans les choſes artificielles. Ce ſont ces Qualitez que je nomme Qualitez originales, ou prémiéres.

En ſecond lieu, il y a dans chaque Corps la puiſſance d’agir d’une maniére particuliére ſur quelqu’un de nos Sens par le moyen de ſes prémiéres Qualitez imperceptibles, & par-là de produire en nous les différentes idées des Couleurs, des Sons, des Odeurs, des Saveurs, &c. C’eſt ce qu’on appelle communément les Qualitez ſenſibles.

On peut remarquer, en troiſiéme lieu, dans chaque Corps la puiſſance de produire en vertu de la conſtitution particuliére de ſes prémiéres Qualitez, de tels changemens dans la groſſeur, la figure, la contexture & le mouvement d’un autre Corps, qu’il le faſſe agir ſur nos Sens d’une autre maniére qu’il ne faiſoit auparavant. Ainſi, le Soleil a la puiſſance de blanchir la Cire ; & le Feu celle de rendre le plomb fluide.

Je croi que les prémiéres de ces Qualitez peuvent être proprement appellées Qualitez réelles, originales & prémiéres, comme il a été déja remarqué, parce qu’elles exiſtent dans les choſes mêmes, ſoit qu’on les apperçoive ou non ; & c’eſt de leurs différentes modifications que dépendent les ſecondes Qualitez.

Pour les deux autres, ce n’eſt qu’une puiſſance d’agir en différentes maniéres ſur d’autres choſes : puiſſance qui reſulte des combinaiſons différentes des prémiéres Qualitez.

§. 24.Les premieres Qualitez ſont dans les Corps : les ſecondes ſont jugées y être & n’y ſont point : les troiſiémes n’y ſont pas, & ne ſont pas jugées y être. Mais quoi que ces deux derniéres ſortes de Qualitez, ſoient de pures puiſſances, qui ſe rapportent à d’autres Corps & qui reſultent des différentes modifications des prémiéres Qualitez, cependant on en juge généralement d’une maniére toute différente. Car à l’égard des Qualitez de la ſeconde eſpèce, qui ne ſont autre choſe que la puiſſance de produire en nous différentes idées par le moyen des Sens, on les regarde comme des Qualitez qui exiſtent réellement dans les choſes qui nous cauſent tels & tels ſentimens. Mais pour celles de la troiſiéme eſpèce, on les appelle de ſimples Puiſſances ; & on ne les regarde pas autrement. Ainſi, les Idées de chaleur ou de lumiére que nous recevons du Soleil par les yeux, ou par l’attouchement, ſont regardées communément comme des qualitez réelles qui exiſtent dans le Soleil, & qui y ſont autrement que comme de ſimples puiſſances. Mais lors que nous conſiderons le Soleil par rapport à la Cire qu’il amollit ou blanchit, nous jugeons que la blancheur & la molleſſe ſont produites dans la Cire non comme des Qualitez qui exiſtent actuellement dans