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Que les Hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

& inſenſible qu’elle eſt, puiſſe être, nulle part dans le Monde, ſi inutile & ſi abſolument hors d’œuvre.

§. 16. A la vérité, nous avons quelquefois des exemples de certaines perceptions qui nous viennent en dormant, & dont nous conſervons le ſouvenir : mais y a-t-il rien de plus extravaguant & de plus mal lié, que la plûpart de ces penſées ? Combien peu de rapport ont-elles avec la perfection qui doit convenir à un Etre raiſonnable ? C’eſt ce que ſavent fort bien tous ceux qui ſont accoûtumez à faire des ſonges, ſans qu’il ſoit néceſſaire de les en avertir. Sur quoi je voudrois bien qu’on me dît, ſi lors que l’Ame penſe ainſi à part, & comme[1] ſéparée du Corps, elle agit moins raiſonnablement que lors qu’elle agit conjointement avec le Corps, ou non. Si les penſées qu’elle a dans ce prémier état, ſont moins raiſonnables, ces gens-là doivent donc dire, que c’eſt du Corps que l’Ame tient

  1. A Defence of Dr. Clarke’s Demonſtration of the Being & Attributes of God, &c. London : printed an : 1732. Je ne pense pas que ceux que M. Locke combat ici, ſe ſoient jamais aviſez de ſoûtenir, que l’Ame de l’Homme ſoit plus ſéparée du Corps pendant que l’Homme dort, que pendant qu’il veille. A l’égard des ſonges qu’on fait en dormant, qu’ils ſoient auſſi frivoles & auſſi abſurdes qu’on voudra, ces Philoſophes ne s’en mettront pas fort en peine : mais ils en pourront inferer contre M. Locke, que de cela même que nos ſonges ſont ſi frivoles, il s’ensuit que l’Ame pourroit bien avoir d’autres penſées, ou plus, ou moins, ou auſſi peu importantes que ces ſonges ; & qu’on ne ſauroit conclurre de leur peu d’importance, qu’elles n’ont jamais exiſté. Car les ſonges qui existent de l’aveu de M. Locke, ne ſont pas d’un fort grand poids ; & il arrive tous les jours qu’on oublie des ſonges dont on a été amuſé en dormant, ſans qu’il ſoit poſſible d’en rappeller autre choſe qu’un ſouvenir très confus, qu’on a ſongé : Quelquefois même on ne rappelle le ſouvenir d’un Songe que long temps après qu’on s’eſt éveillé, ce qui donne lieu de croire, qu’il eſt fort poſſible, que l’Ame ſoit amuſée par des ſonges dont elle ne conſerve abſolument aucun ſouvenir ; & que par conſéquent elle aît des penſées dont elle ne rappelle jamais le ſouvenir. Tout cela, je l’avoûë, ne prouve point que l’Ame penſe actuellement toûjours : mais on en pourroit fort bien conclurre, ce me ſemble, & contre Des Cartes & contre M. Locke, qu’à la rigueur on ne peut ni affirmer ni nier poſitivement, que l’Ame penſe toûjours. Sur un point comme celui-là ; dont la déciſion dépend d’une connoiſſance exacte & diſtincte de la Nature de l’Ame ; connoiſſance qui nous manque abſolument ; un peu de Pyrrhoniſme ne ſieroit point mal, à mon avis. C’eſt ce qu’on vient de reconnoître fort ingenûment dans un petit Ouvrage, écrit en Anglois, intitulé Défenſe du Dr. Clarke sur l’exiſtence & les Attributs de Dieu, &c. L’Auteur venant à raiſonner ſur la Nature de l’Ame, & en particulier ſur ſon extenſion, nous dit que « toute la difficulté qu’il y a à ſe déterminer ſur l’article de ſon extenſion, ſemble fondée ſur l’incapacité où nous ſommes de concevoir ce que c’eſt de penſer, & en quoi il conſiſte. Que ce ſoit, dit-il, une Operation de l’Ame, & non ſon eſſence, c’eſt, je croi, ce qui eſt aſſez certain, quoi qu’il ne paroiſſe pas, comme le ſuppoſe M. Locke, que Penſer ſoit à l’Ame comme le Mouvement eſt au Corps. Car ce peut fort bien être une operation qui ne ſauroit ceſſer », ce que cet Auteur prouve immédiatement après, par un raiſonnement fort ſubtil à la vérité, mais qui eſt tout auſſi probable que le ſujet le peut permettre. Et de tout cela il conclut, Que de ſavoir ſi l’Ame penſe toûjours, c’eſt une Question fort diſputable, & que nous ſommes peut-être tout-à-fait incapables de décider. Comme il y a préſentement bien des Savans en Europe qui entendent l’Anglois, je croi qu’ils ſeront bien aiſes de trouver ici les propres termes de l’Auteur : The whole difficulty whether a Thinking Being is extended or no, ſeems to ariſe from our inability in conceiving what Thinking is, & wherein it conſiſts. That is an operation of the Soul, & not its eſſence, I think is pretty certain, tho it des not appear to be as Motion is to the Body, as Mr. Locke ſuppoſes. For it may be an operation which cannot ceaſe, & will appear to be very likely ſo upon conſideration --- Whether the ſoul always thinks, is a very diſputable Question, & perhaps incapable of being determined, Pag. 44, 45.