Page:Lesueur - À force d'aimer, 1895.djvu/184

Cette page a été validée par deux contributeurs.
180
à force d’aimer

l’autre, les bras unis, elles circulaient, absorbées par une de ces causeries, la plupart du temps signifiantes, auxquelles les voix chuchotantes et les façons mystérieuses des jeunes filles donnent toujours un aspect si profondément confidentiel.

Leur couple gracieux offrait, certes, un tableau capable de captiver un spectateur moins jeune et moins ardent que celui qui les regardait, du haut de sa croisée, rue Montaigne. Ce jeune homme était si perdu dans sa contemplation qu’il n’entendit pas ouvrir la porte de sa chambre.

— « Eh bien, René, » dit une voix, « pourquoi n’es-tu pas venu ? Je t’ai attendu, tout à l’heure, au journal. »

Le jeune homme se retourna, saisi, dans un sursaut qui agita visiblement ses épaules. Et sa charmante figure se couvrit de rougeur.

Celui qui venait d’entrer s’avança vers la fenêtre ouverte, jeta un coup d’œil dans le jardin, vit les jeunes filles, et fronça les sourcils.

C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, aux cheveux argentés, à la barbe noire, aux yeux d’aigle. Un intellectuel et un dominateur. Un homme qui, depuis dix ans, s’était créé dans le monde, par ses écrits et sa parole, un peuple de sujets fanatiques, un empire sans frontières et sans forteresses, invincible cependant, et une armée toujours en marche vers la conquête. C’était le grand chef socialiste, celui à qui le petit nombre