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pour manger et pour boire sur la mamelle tarie de la terre nourricière.

C’est à un de ces misérables lendemains de gloire inutile, à un de ces moments de ruine et de malédiction, où le ciel, voilé de nuages sinistres, cache le visage de Dieu à l’homme, qui s’en croit abandonné, et où les peuples paient si cher les romans de leur histoire, c’est à un de ces moments que s’ouvre le drame du Petit Poucet, dans la cabane sans pain où le père et la mère délibèrent en gémissant sur les moyens de se débarrasser de toutes ces bouches avides qu’ils ne peuvent plus remplir.

Sur la scène d’un pareil débat à voix basse, plein de honte et de douleur, nulle fée n’intervient, consolatrice et libératrice. Le bûcheron affamé, qui rumine en marchant sous bois la résolution de ce soir, n’a rencontré aucune apparition qui lui fasse espérer un remède à ses maux. Quand le bûcheron du temps de Perrault et de la Fontaine rencontre une apparition au coin du bois, c’est la Mort, et elle est telle quelle lui fait peur, et qu’après l’avoir invoquée, il la révoque, la trouvant encore pire que la Vie. Il n’y a pas, dans le Petit Poucet, d’apparition de la Mort, mais il n’y a pas non plus de visite de fée secourable. On ne l’attend pas, du reste, et on n’est pas déçu. Le bûcheron et la bûcheronne sont convaincus que les fées sont de trop grandes dames pour se déranger pour de si pauvres gens. Ils ne croient qu’aux malins esprits et n’en connaissent pas de bons. La superstition des fées est autant un culte de crainte qu’un culte d’espérance. L’espérance est pour les petits un luxe qui ne vient qu’avec les temps heureux. Le père et la mère du Petit Poucet savent bien qu’il n’a à compter sur personne, sur rien.

Mais le Petit Poucet, qui représente symboliquement ce brusque réveil de l’intelligence et de l’énergie populaires, s’arrachant par l’industrie aux servitudes du travail agreste, et arrivant, non plus par la force des mains, mais par la finesse des calculs, à l’indépendance et à la fortune ; le Petit Poucet, qui représente le combat et la victoire de la ruse contre la force, de l’esprit dans un corps grêle contre la bêtise dans un corps gigantesque ; le Petit Poucet, qui personnifie, avec ses caractères français de souplesse, de patience et de belle humeur, le génie populaire s’émancipant et s’affinant à la fois, et devenant le génie bourgeois, le génie de ce tiers état qui sera tout après avoir été rien, et qui prêtera à