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quelque bonne fée. Dans le conte français, ni la mère-grand, ni le Petit Chaperon rouge ne survivent au piège que leur a tendu leur ennemi.

Cette solution brutale, ce dénouement sec et triste comme un double coup de mâchoire, ont répugné à la sentimentalité allemande. Une tradition optimiste, pieusement recueillie par les nourrices d’outre-Rhin, a ressuscité miraculeusement les deux victimes du terrible loup, et les larmes de joie que fait verser leur délivrance ferment les yeux sur l’invraisemblance grotesque du moyen qu’emploie, pour les rendre à la lumière, le chasseur qui joue ici le rôle bienfaisant de la fée. Cette réserve faite, au nom du goût et du tact français, qui ont quelque peu fait faute à l’auteur de la version allemande du dénouement du Petit Chaperon rouge, il y a dans cette version des détails spirituels et amusants.

« Quand le loup fut bien repu, il se recoucha dans le lit, s’endormit et se mît à ronfler largement. Or, il arriva qu’au chasseur passa prés de la maison. « Eh ! se dit-il, comme la vieille mère-grand ronfle ! je veux voir si elle n’est pas indisposée. » Il entra dans la chambre, et, quand il fut près du lit, il vit que c’était le loup qui ronflait si bien : « Ah ! ah ! je t’y prends, vieux coquin, dit-il, il y a longtemps que je te cherche. » Et il allait lui dépêcher un bon coup de fusil, quand il s’avisa que le loup avait sans doute mangé mère-grand, mais qu’il y aurait peut-être encore moyen de la sauver ; et au lieu de tirer, il prit une grande paire de ciseaux, et se mit à découdre le gros ventre de M. le Loup, qui ronflait toujours. Il n’avait pas plus tôt donné deux coups de ciseaux qu’il vit poindre le Petit Chaperon ; deux coups de plus, et la petite fille délivrée sauta par terre en criant : « Ah ! que j’ai eu peur ! c’était si noir dans le ventre du loup ! » Puis, la mère-grand sortit à son tour, vivante encore, mais pouvant à peine respirer. Alors le Petit Chaperon rouge alla vite chercher de grosses pierres dont on remplit le ventre du loup. Quand il se réveilla et qu’il vit tout ce monde, il voulut sauter à bas du lit ; mais les pierres étaient si pesantes, qu’il tomba lourdement à terre et mourut du coup. C’est alors que nos trois amis furent contents ; le chasseur prit la peau de messire Loup et s’en retourna chez lui ; la mère-grand mangea sa galette et le petit pot de beurre que le Petit Chaperon rouge lui avait apportés, et les trouva excellents. Quant à la fillette, elle se dit : Tu ne t’en iras plus jamais courir loin de la route, dans le bois, quand ta mère te l’a défendu. »

Le Petit Poucet est aussi certainement du fonds le plus ancien de la tradition, de la mine populaire exploitée par Perrault ; c’est encore un conte triste, inspiré par le souvenir de cruelles réalités,