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LES BRAVES GENS.

allés. Comme j’avais de meilleures jambes que mes camarades, je suis arrivé le premier, et pour cela on m’a fait sergent et l’on parle de me décorer. Je me demande si je ne rêve pas et si l’on mérite tant d’honneurs pour avoir remporté le prix de la course. »

« Ta ! ta ! ta ! dit l’oncle Jean, lorsqu’on eut lu la lettre devant lui, ce petit drôle fait le modeste, mais je suis sûr qu’il s’est battu comme un lion. Ne t’inquiète pas, ma bonne fille, dit-il en voyant que Mme Defert pâlissait à l’idée des dangers courus par son fils. Son affaire est claire maintenant, les balles ne veulent pas de lui. Je connais cela, moi qui te parle, et tous ceux qui savent ce que c’est qu’une bataille te diront… suffit, je m’entends. »

L’armée de la Loire, devant des forces écrasantes, avait commencé cette belle retraite et livrait cette série de batailles qui auront un nom glorieux dans l’avenir, quoique la victoire ne les ait pas couronnées. Que de vertus nouvelles fit éclore la série de nos désastres ! Jean ne pouvait se tenir de marquer dans ses lettres son admiration pour ses camarades, qu’il avait trouvés un peu mous et un peu vulgaires quand ils menaient la vie de garnison. Et encore il n’osait pas tout dire, il craignait d’effrayer et d’attrister sa mère en lui peignant les dures épreuves qu’il subissait héroïquement comme les autres.

Si quelquefois l’aspect morne et désolé des plaines de la Beauce le rendait malgré lui triste et pensif, si les nuages lourds et bas d’un ciel d’hiver plein de menaces pesaient malgré lui sur sa pensée, dans les longues marches dont rien ne faisait prévoir la fin, il secouait bien vite le poids de sa tristesse en se disant : « C’est pour cela que je suis venu, mon sacrifice est fait ; le pis qui puisse m’arriver, c’est de rester ici, et j’ai prévu tout cela en venant. »

D’ailleurs, comme sergent, il avait à remplir envers ses hommes des devoirs incessants ; il fallait payer d’exemple, les empêcher de se décourager, s’ingénier pour trouver ce qui leur était nécessaire dans un pays épuisé. Jean tenait de sa mère le don précieux de la parole. Son bon cœur, son tact et son vif sentiment du devoir lui faisaient trouver ce qu’il y avait de mieux à dire en toute circonstance.

Le meilleur remède contre le découragement, c’est la nécessité d’encourager les autres. Jean en faisait l’épreuve tous les jours. Comment se serait-il apitoyé sur lui-même, n’ayant pas une minute pour songer à lui ? Les longues marches silencieuses à travers les obstacles de toute espèce sont, de toutes les épreuves de la guerre, la plus dangereuse peut-être. L’âme attristée s’abandonne et se replie sur elle-