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chât. Au fond, je n’étais sûr que d’une seule chose, c’est que l’on criait en avant de moi.

J’aurais joliment voulu que Jim songeât à tambouriner sur une casserole, sans s’arrêter. Il ne s’en avisa pas, et les intervalles de silence me déroutaient. Au bout de quelque temps, j’entendis crier derrière moi. Pour le coup, ça se compliquait. Était-ce Jim ou le conducteur d’une autre embarcation qui me répondait ? Je ne pouvais distinguer sa voix dans le brouillard, qui dénature tout, le son aussi bien que les objets.

Enfin le holà ! hé ! résonna de nouveau devant moi, à ma droite. Une minute après, je passai comme une flèche le long d’une berge où se dressaient de grands arbres. Tout s’expliquait. Cette berge était celle d’une île, et Jim avait passé de l’autre côté. L’île avait peut-être cinq ou six milles de long et un demi-mille de large. Le radeau avait marché plus lentement que le canot, voilà tout.

Je n’étais plus aussi inquiet et je laissai la barque suivre le courant. Elle allait bon train — quatre ou cinq milles à l’heure au moins — mais vous ne vous en seriez jamais douté. Non ; on croit flotter sur l’eau sans avancer, et si l’on entrevoit quelque chose qui disparaît en un clin d’œil, on ne se dit pas : « Faudrait enrayer ; » on retient son haleine et on se dit : « Comme cette épave ou cet arbre file vite ! » Si vous vous figurez que c’est gai de naviguer ainsi tout seul en plein brouillard, essayez un peu et vous ne serez pas tenté de recommencer.

Pendant une demi-heure encore, je poussai de temps à autre un cri d’appel. Enfin une voix me répondit à une grande distance et j’essayai de ramer du côté d’où elle semblait venir. Autant aurait valu courir après un feu follet, car le son changeait constamment de direction.

Bientôt je jugeai que je me trouvais dans un nid d’îlots. J’apercevais par moments la terre de chaque côté, et deux ou trois fois je dus me servir de ma gaffe. Je cessai de crier, parce qu’aucune réponse ne m’arrivait. Ce silence, du reste, me laissait espérer que le radeau n’avait pas suivi le même chemin que moi. Il n’aurait pas manqué de s’accro-