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LA DENT D’HERCULE PETITGRIS

— Il n’a volé la place de personne… Il est le Soldat Inconnu lui-même… Il est là pour les autres, et les représente tous…

Rouxval lui saisit le bras. De telles paroles l’exaspéraient. Il pensait à ses fils disparus dont il avait presque retrouvé les dépouilles le jour de l’inhumation solennelle, et qui maintenant retombaient au gouffre insondable. Où prier désormais ? Quel rendez-vous prendre avec les pauvres âmes évanouies ?

Mais elle souriait, le visage illuminé de tout le bonheur qui frémissait en elle.

— Ce sont les circonstances qui l’ont choisi parmi tant d’autres. Ce que j’ai fait pour le mettre là n’aurait pas suffi, s’il n’y avait pas eu en sa faveur une volonté supérieure à la mienne. Le hasard aurait pu désigner quelque soldat qui ne l’eût mérité ni par sa vie ni par sa mort. Mon fils était digne de la récompense, lui.

— Tous en étaient dignes, protesta Rouxval avec véhémence. Même s’il eût été au cours de sa vie le plus obscur et le plus détestable des hommes, celui que le destin choisissait fût devenu, en cet instant même, l’égal des plus nobles.

Elle hocha la tête. Ses yeux exprimaient une fierté un peu dédaigneuse. Elle devait évoquer toute la lignée d’ancêtres et de morts héroïques qui faisaient de son fils un être à part, plus spécialement formé pour la gloire et pour l’honneur.

— Tout est bien ainsi, croyez-moi, monsieur le Ministre, dit-elle, et soyez sûr que je ne vole ni larmes ni prières. Toutes les mères qui s’agenouillent et qui pleurent devant la tombe prient pour leur fils mort. Qu’importe que ce soit le mien, si elles ne le savent pas ?

— Mais je le sais, moi, dit Rouxval, et elles peuvent le savoir, elles ! Et alors… alors comprenez-vous toutes ces haines qui se déchaîneraient, cette explosion de fureur ? Nul forfait au monde ne provoquerait plus de rage et d’indignation. Comprenez-vous ?