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de ne composer que de tête, et la tête affranchie des travaux quotidiens, une fois la tâche finie. C’était un frein solide. Mais voici l’aiguillon.

Il n’est pas très facile de le faire voir à quiconque n’a pas pratiqué le journalisme quotidien, ni subi notre discipline de production forcée, ni dû écrire en hâte, chaque soir ou chaque matin, ces espèces de lettres circulaires nommées des articles pour commenter le fait du jour ou en tirer la moralité. La tâche est très particulière. Avec de vifs plaisirs, elle comporte des obligations assez lourdes : il faut vite voir l’essentiel, le définir et le qualifier dans un style voisin de celui des dépêches et des faits-divers, non sans avoir à s’avouer, à demi-voix, que ce brouillon cursif ne peut être exact, n’étant pas tout à fait complet. Cela traîne plus qu’un remords. L’amer regret de ne pouvoir tout dire, si l’on ne veut se résigner à ne dire qu’un peu, conduit tout droit à dire mal, ce qui est trop souvent mon cas. Au reste, l’action a sa loi. Elle appelle, elle souffle, elle impose même ces enchevêtrements, ces répétitions, ces à peu près, qui sont les maladies de la prose rapide : quand la formule tend au but, quand l’oreille et l’esprit sont éveillés au point sensible, peu importe le sacrifice d’élégance, il est jugé plus que payé. Le trait part comme il peut. Qu’il soit dirigé où il faut, qu’il touche assez souvent pour ne pas faire regretter les autres faiblesses du tir, il reste à peine à voir si la beauté et la dignité des idées n’auront pas à souffrir d’un choc en retour implicite et mystérieux. Mais il y a toujours un pénible moment à passer.

Ce moment-là commence quand le reste finit. Les pâleurs du petit matin découlent lentement sur la vitre nocturne, les bruits s’apaisent dans l’atelier de composition. Les formes de plomb descendues, les lampes éteintes, les dossiers vidés, reclassés, pour peu que le numéro du lendemain demande les moindres préparatifs, la minuit est