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II

Cinq fois les vicissitudes des étés et des hivers ont rajeuni le manteau des vergers. Et Denise est entrée dans une nouvelle saison humaine. Elle a vingt ans, et ce lustre l’a encore embellie. Choucas du cauchemar, le sinistre souvenir s’est envolé en croassant des hauts peupliers de Saint-Léonard. Sous l’opaque frondaison des ormes, les oiselets de juin font piailler leurs petites cornemuses. Le buccin laborieux des abeilles rôde et ronfle.

Maître Bourdel marie sa fille, et la noce sort de l’église de Saint-Aubin, s’épand parmi les tombes fleuries du vieux cimetière, où les poussières accumulées des ancêtres ont enflé le sol presque jusqu’à la crête des murs, à trois pieds au-dessus du chemin.

Le calvados d’Eudes, l’aubergiste de Saint-Aubin, a rougi les trognes. Les hommes sont tous en redingotes et en boisseaux. Maîtresse Bordel, en soie puce, arbore la gloire paysanne du haut bonnet cauchois, tel que Rolleville en a incurvé et doré la corne triomphale ; sur ses épaules la molle écharpe rouge, du même rouge ardent que l’émail sur l’écu de Normandie, est bordée d’effilés jaunes. Et la croix d’or, à la Jeannette, scintille à son col.

Elle aussi la mariée, est fidèle à la coiffure des aïeules. Sa taille svelte se hausse dans ses tulles blancs comme un jeune pommier fleuri sous la nuptiale parure de mai. L’ébène luisant des cheveux fait un piquant contraste avec la neige du voile. Les formes de la jeune fille se sont accusées en plus provocantes saillies : les cuisses hautes moulant la jupe d’un dessin hardi, et le corsage copieux. Mais la fierté chaste du visage semble se complaire à n’inspirer la volupté que pour désespérer le désir. C’est déjà un fruit, mais toujours une fleur, fruit d’une saveur encore un peu verte, dont pourtant on ne souhaite point attendre