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serie ruinée, un domaine plus rustique que seigneurial, où il vivait sans domestique, avec sa femme et sa fille Denise. Sans domestique, sans le grand valet des fermes normandes, car maître Bourdel, encore que paysan et riche, ne faisait pas valoir. Il avait avec des commissionnaires anglais un prospère négoce de bestiaux, aussitôt achetés, aussitôt conduits au port d’Honfleur. Au grand scandale de ses gens, tous terriens, il avait épousé une Harfleuraise, une fille de la mer, qui l’accompagnait aux foires et lui était d’un grand secours dans ses marchés, ayant appris de son père, matelot, le parler des insulaires.

Ailleurs l’Ouest frémissait encore des derniers soulèvements des Chouans. Leurs bandes dispersées avaient grossi les associations de Chauffeurs qui commençaient alors à répandre l’usage des confessions ardentes. Mais cette presqu’îlette, découpée par le dernier caprice du fleuve, jouissait d’une quiète paix, et les figures sinistres n’y inquiétaient pas les chemins, comme dans le « Pé d’Auge », le « Bocage », Virois ou Le Maine.

Certes, à la nuit close, on fermait solidement les portes et l’on n’accueillait mie les pèlerins. Mais nulle sérieuse inquiétude ne venait au bonhomme, quand il partait pour la foire de Guibray ou d’ailleurs, de laisser seule au logis Denise, sous la sauvegarde du chien, des murs, des douves, et des recommandations bien comprises.

À quinze ans, la jeune fille en paraissait dix-huit. Elle était douée d’un rare esprit de décision qui donnait à ses jolis yeux bruns et veloutés une expression d’intelligence avisée, de bonne audace franche. Elle avait deux jeunes seins qui pointaient précocement sous son caraco, des formes rondes, de sveltes mollets nerveux qui, aux soirs de bal champêtre, agaçaient dans le va-et-vient des jupes le sournois désir des gars. Mais encore que libre, (non pas libre, aisée d’allures) avec les jeunes hommes, Denise Bourdel était pleine de prud’homie. Et ses gens le savaient bien qui, le