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confessez-moi tout : il vous sera beaucoup pardonné, parce que vous avez beaucoup péché… Je serai muet, comme la carpe au tombeau !

Charibot ne s’était pas fait prier : il avait un tel besoin de crier son bonheur ! Il avait dit toute l’histoire, ne la modifiant que sur un point :

— Je l’ai rattrapée par ses vêtements, au moment où elle enjambait la balustrade du pont… Je suis plus fort que je n’en ai l’air, heureusement !… Une demi-seconde plus tard, et tout était fini… Fini, vous entendez !… Alors, d’avoir sauvé un être, imaginez ce qu’on éprouve !… Et quand il s’agit d’une femme… une toute jeune femme… jolie, tendre, cultivée… et qu’on songe à cette mort atroce, à ce désespoir, à tout ce qu’une telle résolution suppose de souffrances et de fierté, eh bien, vous savez ! on a beau être blasé, indifférent, méfiant, on a beau avoir couru toutes les aventures, rien n’y fait… C’est l’amour… qu’est-ce que vous voulez ?… mettez-vous à ma place ! Vous-même, Claustre ?… N’est-ce pas ?… C’est l’amour, évidemment !

— Évidemment… avait conclu Claustre, perplexe, envieux, et ironique.

Pour toute la librairie, M. Charibot était maintenant ce vieux satyre de Charibot.

Mais lui, qui eût voulu rendre à l’univers entier un peu de cette indicible félicité dans laquelle il titubait, tout débordant de gratitude envers le destin et de fraternelle piété envers les hommes, souriait, du même sourire extatique, aux commis de magasin, aux dactylographes, aux emballeurs, aux livreurs, aux clients, aux auteurs qui venaient toucher leurs droits. Il les aimait tous, il se sentait aimé de tous, l’existence était belle et Dieu était bon !

Lorsqu’il avait achevé ses comptes et fermé sa caisse, il se sauvait, le cœur battant, comme un collégien qui va rejoindre sa première maîtresse. Il ne s’arrêtait plus devant les étalages des bouquinistes