Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/324

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dressa, se détacha du parapet de pierre et, lentement, se mit à remonter le cours de la rivière. Il se sentait régénéré, plus grand, plus fort, victorieux déjà de l’avenir. Son sacrifice était fait. Pourquoi poursuivre puérilement ces douceurs du cœur et des sens qu’il n’atteindrait jamais ?… Peut-être la solitude et la chasteté prêteraient-elles à ses vers de plus émouvantes sonorités ?… Un poète a-t-il le droit d’être heureux comme la masse anonyme des hommes ?… À chacun sa grandeur !… Il ne devait pas être infidèle à la sienne !… Et, sous ses talons, il faisait sonner l’asphalte de la grande ville qui l’ignorait encore, mais que bientôt peut-être emplirait le bruit de son nom.

Il avait dépassé la place de la Concorde et se trouvait au voisinage de l’Orangerie, lorsque, d’un banc placé entre deux arbres, une forme féminine, à son approche, se dressa, et parut l’attendre. M. Charibot en reçut comme un choc ; et, bien qu’il ne se fût pas arrêté, il eut l’impression que tout s’immobilisait en lui. D’un regard éperdu, il chercha du secours. Il était seul sur le quai solitaire, luisant de lune. Des velléités l’agitèrent de leurs élans brisés : retourner sur ses pas, traverser brusquement la rue, passer rapide et menaçant. Mais il ne put prendre aucune résolution, et il continua de marcher, en frissonnant d’angoisse. La femme ne bougeait pas. Elle tournait le dos à un bec de gaz, et il voyait mal son visage, mais il sentait le sien couvert d’une lumière cruelle à laquelle il ne pouvait se dérober. Il détourna la tête vers le fleuve, et essaya de donner à ses traits une expression dure, préoccupée. Il ne put empêcher le chuchotement de la douce voix implacable :

— Monsieur !… Monsieur !…

Il ne sut pas feindre de n’avoir pas entendu, et il voulut répondre par sa phrase habituelle :

« Je n’ai pas le temps… J’ai un rendez-vous… Je regrette… »

Mais ses lèvres remuèrent vainement : aucun son