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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

se doutent pas que leur misère est une espèce de volupté, qu’ils jouissent de ne pas être, comme moi, déjà balancés au-dessus de l’abîme !…

Ah ! que ne puis-je croire aux réparations futures ! J’appelle en vain la foi de mon enfance !…

Ma femme revint après avoir été reconduire jusqu’à la porte mon involontaire perturbateur. Il était décent qu’elle stationnât quelque peu. Elle se mit à parcourir en entier l’article relatif à l’écrasement de Tornada. Puis elle tomba sur un autre article qu’aux mouvements de ses yeux, allant de sa lecture à mon cadavre, je pensai devoir me concerner : quelque chronique documentaire sur l’homme et l’écrivain que j’étais.

Elle y prêta d’abord une certaine attention. Mais tout effort a ses limites. Elle haussa bientôt les épaules et tourna la page avant d’avoir achevé. Et cette fois, elle ne décolla plus. Parbleu ! elle était en pleine mode. Il y avait des dessins et c’était signé d’une comtesse. Quand elle fut à la dernière ligne, elle regarda son portrait pour comparer sa toilette d’il y a deux ans avec celle que l’article annonçait. Elle fixa son choix sur la silhouette n° 3, déjà indiquée par son doigt.

L’ambition même de sa future toilette finit par la lasser. Comme dix-neuf heures et demie sonnaient et qu’elle voulait tenir jusqu’à ma mise en bière, pour qu’on ne l’accusât pas ultérieurement de m’avoir totalement délaissé, elle eut l’inspiration de se faire les ongles pour le lendemain. Elle courut à sa chambre, en revint chargée d’un outillage de coquetterie et se mit au travail. Grave besogne, comparable à celle d’un ouvrier d’art. Elle cisailla, lima, rogna, éplucha et polit avec une activité fébrile. À vingt heures elle polissait encore : les mânes de Boileau devaient en tressaillir d’aise.

Je plaisante… C’est que toute passion, une fois massacrée, provoque des réactions forcenées. Je la méprisais formidablement, cette gueuse ! J’eusse