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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

le notaire et mettre en pièces cet acte insensé ! Ah ! comme j’allais balayer à la rue, rejeter au trottoir cette créature vénale, cet amant cupide et ce Jojo poisseux !…

Il est certain que le prestige de la mort tient pour beaucoup aux avantages matériels qu’elle laisse aux vivants. S’en voyant dépossédé, Jojo perdit aussitôt tout respect. Il reposa cavalièrement sur l’arrière de son chef son canotier enrubanné d’écarlate.

Et sa voix s’enfla :

— Alors, comme ça, c’est la môme qui prend les trois quarts !… Mais c’est écœurant !… Il n’y a plus de justice au monde !… Et dire, monsieur — s’adressait-il à Guy — que je me suis esquinté, moi, Joseph Tirolle, à lui faire valoir son argent à celui-là… Il avait commandité mon affaire de conserves alimentaires, une affaire superbe, monsieur ! Vingt-cinq mille de benef par an, s’il n’y avait pas eu le change ! des sardines, des maquereaux, et même des merlans, oui, monsieur, des merlans fumés, une invention à moi, un tas de gentils poissons qui vous embaument la gueule et vous la salent en même temps : ce qui pousse, naturellement, à la consommation du vin blanc, produit de notre France : double intérêt national, par conséquent !… Eh bien, il m’avait commandité cette affaire, et je turbinais à ne pas croire, pour que ça marche !… Et il ne laisse rien à ma fille, ce profiteur-là ! … Il me joue ce tour de cochon, à moi, un industriel honorable !… demandez, monsieur, demandez ce que je suis sur la place de Paris !…

— Allons ! ferme ça, papa… trancha Lucienne. Tu cries comme un putois, les domestiques vont t’entendre : ce n’est pas à faire. Avisons, plutôt.

— C’est juste, Sisi, avisons.

Aviser, c’était se demander ce qu’on allait pouvoir sauver du naufrage. Pour y réfléchir. Jojo retira de nouveau son canotier et se tapota, au front, les bribes de ses cheveux. Lucienne se réunit les mains sur l’estomac, comme je les tenais en ce moment ; mais