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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Ils se tutoyaient au moment du péril. Ils devaient aussi se tutoyer en d’autres occasions… Mais qu’importait maintenant. Tout ce que je pouvais soupçonner était certainement dépassé par la réalité.

— Qu’est-ce que c’est ?… questionna Lucienne, à travers la porte.

— C’est le père de Madame… fit, du dehors, la femme de chambre.

— Faites entrer.

Lucienne repassa vivement devant mon lit et rappelant son complice :

— C’est papa. Je vous présenterai.

Allons ! ça se passerait en famille. Ma déception mortelle, mon bel amour subitement fauché, avili, s’évanouissaient maintenant devant la fantaisie d’une réunion dont je me fusse certainement amusé si je n’en avais été le centre de gravité. Je n’avais plus rien à glaner ici de ces aimables notations psychologiques que je transcrivais si amoureusement dans mes œuvres : j’étais en face d’un déchaînement caricatural des plus bas instincts. La danse des écus greffée sur la danse des morts.

Mais que je présente le nouvel acteur de cette bouffonnerie macabre. C’est mon beau-père, M. Joseph Tirolle. C’est Jojo, puisqu’il faut l’appeler par son surnom. La complète électricité, que Lucienne n’a eu ni la présence d’esprit, ni la décence d’éteindre, me l’étale des pieds à la tête. Je retrouve dans toute sa saveur frelatée, crapuleuse, le seul homme dont, une fois dans ma vie, la poignée de mains m’avait humilié. Il est voûté sous le poids de quarante ans d’apéritifs. Ses cheveux, d’un blanc sale à la racine et d’un jaune verdâtre à la pointe, sont, par un prodige d’adhérence, ramenés « à la chien » sur le devant du front. Dans sa face ronde, avec un teint cuit — un teint de cuites, écriraient les humoristes — éclate un nez copieux et rubicond. Les paupières bulbeuses rapetissent des yeux noyés. Ses joues distendues se déployant sur son col très haut et en masquent