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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

porte s’ouvrit pour laisser entrer Lucienne. Le contraste de ces deux femmes me fut alors une révélation. Autant l’une était humble et consommée, autant l’autre était altière et florissante, dans son peignoir rose, son coquet bonnet de nuit en dentelles, sous quoi elle n’avait pas négligé de planter, près des oreilles, deux coques de faux cheveux qui annonçaient sa toison vénitienne.

— Je viens prendre votre place, Mademoiselle Il est temps que vous vous reposiez.

— Je ne suis pas fatiguée, Madame.

— Ne dépassez pas vos forces, Mademoiselle, d’autant que j’aurai peut-être encore besoin de vous la nuit prochaine. Je n’ai cessé une seconde d’avoir la migraine !… Il me semblait que ma tête allait éclater !…

— Vous avez été si bouleversée… apprécia l’institutrice, avec une ironie discrète, que je fus seul à surprendre.

Mais elle ne bougeait pas. Lucienne alors devint péremptoire :

— Allez, vous dis-je, et couchez-vous. La femme de chambre s’occupera de Ninette. Je vous demanderai si j’ai besoin de vous avant ce soir.

Débarrassée, Lucienne rôda d’abord. Elle alla tendre l’oreille à gauche, du côté du couloir, puis à droite vers le cabinet de toilette qui faisait correspondre nos deux chambres. Aucun bruit ne s’y révélant, elle gagna vivement mon cabinet de travail.

— Ségur 102-90, s’il vous plaît.

La pause, assez prolongée à cette heure matinale, pour obtenir le numéro, pour déranger quelqu’un qui était encore couché ; puis ces mots rapides :

— Venez !… Venez tout de suite !… Non, non, rien à craindre… Vous n’aurez qu’à pousser la porte, je l’ai laissée ouverte ; vous la refermerez ensuite, doucement, et entrerez droit dans le salon… oui, le salon est juste en face… dépêchez-vous !…

Puis elle raccrocha.