Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/230

Cette page a été validée par deux contributeurs.
224
LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

souffle printanier s’en vinrent dissiper pour un instant mes noirs nuages !… Dès le couloir, avant même que la porte se rouvrît, sonnait déjà le clair babillage de ma Ninette, en vain modéré par son institutrice, pour que, de la salle à manger, on n’entendît pas qu’elles venaient me voir.

Elles entrèrent sur la pointe des pieds. Je devinais le trouble imprécis, le mélange de curiosité et d’émotion confuse que mon aspect devait jeter dans le cœur de ma petite. Elle avait quatre ans !… et toute mon adoration pour sa maman, toute ma pitié pour elle refleurirent subitement en moi. Jamais je n’avais jeté un regard aussi précis sur l’immensité de mon passé avec celle qui s’en était allée, en m’offrant cette création de sa chair. Ô ma douce Émeline, tes yeux se voilaient au moment où s’ouvraient à la lumière ceux de notre enfant. Ô ma Ninette chérie, tes premiers vagissements accompagnaient les râles de ta mère. Je t’amenai, Ninette, pauvre petit bout, devant son être livide et je lui jurai de ne plus me consacrer désormais qu’à toi. Avais-je tenu mon serment ?…

Ah ! certes, je fus tout de suite l’esclave de ta faiblesse ; j’eus l’orgueil que ton premier sourire fût pour moi ; je subis le charme de tes mouvements maladroits ; je connus l’épouvante de tes fièvres bénignes ; ce fut à moi que tu tendis les bras de préférence à tous autres et je cessais mon travail pour écouter ton ramage, calmer tes colères, assister à tes gestes désordonnés dans l’eau clapotante du bain. Puis j’écrivis, pour ne pas les oublier, tes néologismes délicieux… Mais avais-je tenu mon serment ; avais-je rempli ma mission, du jour où l’étrangère franchit notre foyer : l’ensorceleuse qui dînait au champagne en ce moment…

— Je serai sa mère avant tout !… m’avait dit Lucienne.

Ah ! bien, oui, sa maternité fut brève ! Quelques jours plus tard, nous engagions Mlle Robin.