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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

ne le connaissait guère que sous cet abréviatif ; Jojo pour sa femme qu’il fit mourir de chagrin ; Jojo pour sa fille dont il délaissa l’enfance et la jeunesse ; Jojo pour les financiers véreux ; Jojo pour les péripatéticiennes de music-hall ; Jojo pour les mastroquets et les endroits mal famés ; Jojo pour l’universalité des noceurs, des noctambules, des mécréants, des tarés, des fripouilles, des piliers de tripots — Jojo enfin pour tout le monde, sauf pour moi, qui n’ai voulu le voir qu’une seule fois, quand il s’est agi de lui demander… que dis-je de lui demander : de lui marchander sa fille — qu’on sache que Jojo était compromis dans une faillite frauduleuse et que Lucienne essayait de l’en sortir, à mes dépens, cela va de soi. J’avais déjà jeté au gouffre de ses affaires, une usine de conserves alimentaires, quelques bonnes centaines de mille francs ; mais, que diable, le sacrifice a une limite, surtout quand on sait qu’il n’est profitable, par ricochets, qu’à des tripots ou à de basses demoiselles ; et Lucienne elle-même, après m’avoir si souvent imploré pour l’auteur de ses jours, avait fini par me défendre de pourvoir aux gaspillages et aux bamboches de son damné de papa. Une ultime saignée, importante, mais la dernière, et je n’entendrais plus parler de cette sangsue. J’y avais consenti, à condition de ne me mêler de rien ; et c’était Lucienne qui traitait directement avec les créanciers, sans même me dire, je l’avais exigé, quels gens elle voyait dans ce but, ni où elle les rencontrait.

Parbleu ! ce Ségur 102-90, c’était un cabinet d’affaires ! et si Lucienne n’accourait pas immédiatement s’abîmer sur mon cadavre, c’est que la liquidation devait s’arranger en ce moment précis !… Mon Dieu ! pourvu que le chagrin ne la troublât pas dans ses tractations ! Pourvu qu’elle restât libre de tenir tête à la meute des créanciers ! Pauvre et chère amie, un instant frôlée par mon inquiétude, ah ! que je te demanderais humblement pardon…

Quant à cette Mme Godsill, que Lucienne devait