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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

dans sa conduite corporelle que dans ses sentiments. Il existe du reste certaines preuves de bonne conduite auxquelles un homme de cinquante ans, qui a connu la vie, ne se méprend pas le jour de l’hymen et je les avais obtenues dans toute leur intégrité. Depuis, confiant en ces témoignages du début, je me fusse bien gardé de soupçonner Lucienne. Et je jurerais également qu’elle observait dans notre union les vertus qui la gardaient au théâtre.

Je jetais donc au panier, sans les lire, ces lâches missives. Mais mon correspondant inconnu avait dû supposer l’usage que j’en ferais, car il usait, pour que l’accusation me touchât quand même, de ruses si variées, si imprévues, que je me demandais en ce moment si elles n’étaient pas dues à la subtilité de Tornada. Tantôt, me parvenait la prose d’une admiratrice inconnue, qui m’accablait d’éloges. Je la lisais jusqu’au bout, chatouillé dans mon amour-propre : mais la dernière phrase, appropriée au poème dont il était question, me recommandait de surveiller ma moitié. Tantôt, c’était de Roumanie que m’arrivait la demande de traduire l’une de mes œuvres. Je me disposais à y souscrire, quand le règlement de la traduction m’était offert sous le conseil de prendre, comme Diane, un miroir et de sourire aux cornes que je portais, plus fournies que mes lauriers. Une autre fois s’alignait, avec des détails minutieux, un mémoire de plombier. J’allais aussitôt à l’addition et j’y trouvais au lieu d’un chiffre, ce seul mot : « cocu ». C’est un vieux mot français que Molière employa et Rostand aussi ; néanmoins, il m’était quand même fort désagréable de me le voir attribuer. Le lendemain, découpé dans un livre et collé sur une page toute blanche ce seul titre : Sganarelle… » et tutti quanti : un coup d’épingle chaque jour, qui, sans entamer en rien la confiance que j’avais en mon intangible Lucienne, aboutissait cependant à m’énerver et à me gâter l’ivresse d’entrer bientôt dans l’illustre compagnie.