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LE SUCRIER EMPIRE

d’un nouveau meuble… La folie le guette, la folie lente, celle que connaissent bien ceux dont la femme rentre, chaque soir, infailliblement, avec un bibelot poussiéreux… Si j’étais directeur du Bureau des Proverbes au Ministère de l’Instruction Publique, j’écrirais :

— La vengeance est un plat qui se mange vieux !




Pauvre chose souffrante que je suis ! J’ai du brouillard devant les yeux et l’impression que quelqu’un s’asseoit, chaque minute, sur mon cœur… C’est fini ! Au café d’où je sors et où j’avais demandé des illustrés pour me donner une contenance, je pleurais sur l’Amusant et, de temps en temps, le garçon venait essuyer la table, en se grattant l’oreille.

C’est que je suis tombé de si haut ! Comme il est d’usage en pareil cas, je revois les moindres détails de la catastrophe.

La rue de Provence… cinq heures dix… un passage où sont des hôtels… une fille débarquée le matin même qui me murmure dans son patois natal : « Tu vienn’, mon chérrri ? »… puis soudain, au coin d’un pilier, une silhouette que je connais bien… le chapeau est neuf… mais le manteau est le même… Jeanne… et lui donnant le bras… un pardessus noir… un chapeau melon… un homme… qui regarde… et traverse… pendant que Jeanne reste sur le trottoir.

Machinalement — ah ! l’instinct du fauve ! — ma main glisse vers ma poche-revolver, où je ne mets pourtant que mon tabac. Et je me précipite.

— Jeanne !

— Vous ?

Au ton, j’ai vu qu’elle était déjà lointaine. Il n’y a pas, dans tout son corps, un muscle qui ait fait un petit mouvement vers moi.