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même indifférente. Les souffrances physiques et le dénûment des individus secourus sont moindres aujourd’hui qu’autrefois, c’est déjà un bien. En admettant, ce que nous ne faisons que par hypothèse, que l’indigence se soit étendue à une plus forte proportion d’individus dans les sociétés modernes que dans les sociétés anciennes, elle a certainement perdu en intensité ; personne ne le peut nier. Lassalle lui-même ne le conteste pas. Ce qu’il prétend et avec lui les socialistes, c’est que des sentiments plus raffinés, une intelligence plus cultivée, rendent plus cuisantes les douleurs de la misère, alors même que celle-ci est moins sordide, moins repoussante qu’autrefois[1].

Est-il vrai que le paupérisme, s’il a perdu en intensité, ait gagné en étendue ? Les faits prouvent le contraire. Sans remonter aux âges anciens qui sont difficilement comparables au nôtre, on constate que dans le courant de ce siècle la misère a perdu une partie de sa proie. En 1829, d’après M. de Villeneuve Bargemont, le nombre des indigents était en France de 1,329,000 ; c’était à peu près un indigent sur 25 habitants ; retenez cette proportion : sur 25 êtres humains dans un pays civilisé il y en a un qui ne peut se suffire à lui-même. Cela est triste, certes : mais il y a, à coup sûr, une plus forte proportion d’êtres humains qui sont atteints d’infirmités incurables, de maladies repoussantes, de souffrances morales déchirantes. Si le sort de l’humanité était que sur 25 personnes une seule ne fût pas heureuse, l’humanité certes ne serait pas à plaindre. Il ne faut donc pas grossir outre mesure dans l’imagination le fléau de la misère ; c’est encore un des moindres maux qui souillent le genre humain ; il n’atteignait en France, en 1829, qu’un individu sur 28. Encore doit-on dire que cette misère n’est pas absolue, qu’elle ne se manifeste pas par un dénûment entier, un délâbrement complet, beaucoup des personnes qui reçoivent la charité peuvent encore mener une vie ayant quelque décence. Comme les très-grandes fortunes, la vraie misère est un infiniment petit dans une société telle que la nôtre.

  1. Voir plus haut (pages 44 et suivantes) les paroles mêmes de Lassalle.