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La première raison de l’intérêt est donc le service rendu à l’emprunteur, l’accroissement de productivité fourni à son travail, à son industrie, à son commerce. La deuxième raison de l’intérêt, c’est la peine prise par le prêteur, le sacrifice qu’il fait par l’abstinence en se privant d’une consommation immédiate pour un profit différé ; c’est le prix du risque qu’il court ; en se privant d’un capital dont il pourrait avoir besoin, qu’il pourrait faire fructifier lui-même. Il est superflu de dire que les capitaux ne naissent pas tout seuls ; qu’il faut pour les créer des efforts ou des qualités diverses, un élément physique, le travail ; un élément moral, l’abstinence ou la frugalité. L’intérêt est la rémunération du travail, de la prévoyance, de l’abstinence ou de la frugalité, soit de l’un de ces éléments séparé, soit en général de tous réunis.

On peut à peine se figurer ce que serait un monde où l’intérêt n’existerait pas. À coup sûr il ne s’y rencontrerait aucune division profonde du travail et des occupations, pas d’échanges, presque point ou peu de progrès. S’il n’y avait pas d’intérêt du capital, chacun n’épargnerait que les sommes dont il pourrait lui-même faire un emploi productif où bien encore les maigres ressources destinées à assurer le repos de la vieillesse. On se souvient de ce personnage de roman, le premier maître que Gil-Blas servit à Madrid, homme sombre, fantasque, solitaire, qui, interrogé par le corregidor sur ses moyens d’existence, conduisit ce juge vers un grand bahut renfermant entassées des piles de douros où puisait chaque jour le propriétaire, ayant calculé que, dût-il vivre cent ans, il avait dans ce trésor plus que sa ration journalière. Si l’intérêt du capital n’existait pas, les natures, les plus prévoyantes s’adonneraient à ce mode égoïste de l’épargne, la thésaurisation. Personne ne prêterait plus, car le prêt entraîne toujours un risque, une dépossession désagréable, une peine pour récupérer. La charité seule et l’amitié, deux sentiments qui sont rarement prépondérants dans les actions des hommes, feraient des prêts. Les conditions seraient alors plus égales assurément ; mais ce serait l’égalité, non pas dans la médiocrité, dans la pauvreté. Les sociétés n’a-