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enlèvent à l’ouvrier toute la sécurité du lendemain. Puis les machines amènent ce que l’on appelle sisyphisme, mot ingénieux qui est censé dépeindre le mal de l’industrie moderne. L’homme trouve mille moyens d’abréger sa peine, et cependant sa peine ne devient pas moindre. M. Michel Chevalier, comparant aux procédés actuellement en usage pour la mouture du blé ceux qui étaient employés dans la maison de Pénélope d’après Homère, prouve que la réduction du froment en farine coûte aujourd’hui cent fois moins de travail qu’autrefois. Un autre économiste décrira avec complaisance les perfectionnements merveilleux qui ont permis de produire avec la filature mécanique, par jour et par paire de bras, 500 fois plus de fils que n’en donnait la quenouille. Un statisticien habile, supputant la puissance des machines qui fonctionnent à l’heure actuelle en France, trouve qu’elle équivaut à 1,500,000 chevaux-vapeur, soit à 30 millions de nouveaux travailleurs de fer, triplant ainsi la force productive du pays[1]. Mais les trois socialismes dont nous parlons n’admettent pas que ce progrès représente un bénéfice net pour la classe ouvrière ; celle-ci a-t-elle plus de loisirs qu’autrefois, est-elle moins dépendante, sa tâche est-elle plus facile, plus sûre, moins rebutante ? Les trente millions de paires de bras que représentent les 1,500,000 chevaux-vapeur de la machinerie en France font-ils que les 13 millions de travailleurs humains en chair et en os travaillent seulement le tiers de ce qu’ils travaillaient autrefois, ou que, travaillant autant, leurs jouissances, la sécurité et la dignité de leur vie se soient notablement accrues ? Et les trois socialismes résolvent par une négation hautaine toutes ces délicates questions.

Il n’en est pas autrement pour la division du travail. Les trois socialismes lui reconnaissent les mêmes mérites pour le développement de la production, ils lui attribuent la même influence perturbatrice sur la distribution des richesses. Qu’un homme par un travail morcelé et toujours uniforme, que le « travailleur parcellaire », pour employer l’expression de Proudhon, arrive à une dex-

  1. Voir, dans l’Économiste français du 8 février 1878, l’article de M. de Foville, sur la Transformation des moyens de production.