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L’ILLUSTRATION

au cours de la promenade, nous nous étions pris de querelle. Cette querelle était dans son plein quand nous sommes arrivés ici et nous discutions les moyens de la régler au plus vite quand M. le maréchal a pénétré dans le jardin. Nous nous excusons encore de n’avoir prêté qu’une oreille distraite à ce qu’il nous a dit. Sitôt qu’il fut parti, nous n’avons eu qu’une hâte, c’est de nous échapper d’ici pour vider notre différent les armes à la main.

— Sans m’en avoir parlé à moi ! interrompit Trébassof. Jamais je ne vous pardonnerai cela !

— Vous battre dans un moment pareil, alors que le général est menacé, c’est comme si vous vous battiez entre vous devant l’ennemi… c’est une trahison, surenchérit Matrena.

— Madame, fit Boris, nous ne nous sommes pas battus. Quelqu’un nous a fait toucher du doigt notre faute et j’ai présenté mes excuses à Michel Nikolaïevitch, qui les a acceptées généreusement, n’est-ce pas Michel Nikolaïevitch ?

— Et qui est ce quelqu’un qui vous a fait toucher du doigt votre faute ? demanda le maréchal ?

— Natacha !

— Bravo, Natacha ! Viens m’embrasser, ma fille !

Et le général serra avec effusion sa fille sur sa vaste poitrine…

— Et j’espère qu’on ne se disputera plus, leur cria-t-il, par-dessus l’épaule de Natacha.

— Nous vous le promettons, général, déclara Boris. Notre vie vous appartient !

— Elle se porte bien, ma vie !… Tâchons de nous bien porter tous !… J’ai passé une excellente nuit, messieurs ! Un somme ! je n’ai fait qu’un somme !

— C’est vrai ! dit lentement Matrena, le général n’a plus besoin de narcotique… Il dort comme un enfant, et il n’a pas touché à sa potion !

— Et ma jambe va tout à fait bien !

— Tout de même, il est singulier que ces raisins aient ainsi disparu ! reprit le maréchal suivant son idée fixe.

— Ermolaï ! appela Matrena.

L’intendant parut :

— Hier soir, quand ces messieurs ont quitté la maison, tu n’as pas remarqué une petite boîte blanche sur la table du jardin ?

— Non, barinia…

— Et les domestiques ? Quelqu’un d’entre eux a-t-il été malade ? Les dvornicks ? Le schwitzar ? Dans les cuisines ? Pas de malades ?… Non ? Va voir ! Renseigne-toi !

Il revint disant :

— Pas de malades !

Comme le maréchal, Matrena Pétrovna et Féodor Féodorovitch se regardaient en répétant en français : « Pas de malades ! c’est étrange ! » Rouletabille s’avança et donna la seule explication plausible… pour les autres…

— Mais général, ça n’est pas étrange du tout ! Le raisin a été volé et mangé par quelque domestique gourmand… et, si celui-ci n’en a éprouvé aucun malaise, c’est que les grappes apportées par M. le maréchal avaient échappé à la distribution de la « bouillie bordelaise ». Voilà tout le mystère !

— Ce petit doit avoir raison ! s’écria le maréchal enchanté.

— Il a toujours raison, ce petit ! amplifia Matrena, orgueilleuse comme si elle l’avait mis au monde.

Mais « ce petit », profitant des congratulations auxquelles donna lieu l’arrivée d’Athanase Georgevitch et d’Ivan Pétrovitch, quitta la villa, serrant dans sa poche la petite fiole qui contenait tout ce qu’il fallait pour faire vivre le raisin et faire mourir un général en excellente santé. Comme il avait déjà fait deux ou trois cents mètres, se dirigeant vers les ponts qu’il fallait traverser pour rentrer en ville, il fut rejoint par un dvornick haletant qui lui apportait une lettre arrivée par le courrier. L’écriture qui cou-