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ERIK

Là-dessus, nous rentrâmes dans le salon que nous venions de quitter. Je remarquai que nulle part, dans cet appartement, il n’y avait de glaces. J’allais en faire la réflexion, mais Erik venait de s’asseoir au piano. Il me disait :

« Voyez-vous, Christine, il y a une musique si terrible qu’elle consume tous ceux qui l’approchent. Vous n’en êtes pas encore à cette musique-là, heureusement, car vous perdriez vos fraîches couleurs et l’on ne vous reconnaîtrait plus à votre retour à Paris. Chantons l’Opéra, Christine Daaé. »

Il me dit :

« Chantons l’Opéra, Christine Daaé, comme s’il me jetait une injure. »

Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur l’air qu’il avait donné à ses paroles. Nous commençâmes tout de suite le duo d’Othello, et déjà la catastrophe était sur nos têtes. Cette fois, il m’avait laissé le rôle de Desdémone, que je chantai avec un désespoir, un effroi réels auxquels je n’avais jamais atteint jusqu’à ce jour. Le voisinage d’un pareil partenaire, au lieu de m’annihiler, m’inspirait une terreur magnifique. Les événements dont j’étais la victime me rapprochaient singulièrement de la pensée du poète et je trouvai des accents dont le musicien eût été ébloui. Quant à lui, sa voix était tonnante, son âme vindicative se portait sur chaque son, et en augmentait terriblement la puissance. L’amour, la jalousie, la haine, éclataient autour de nous en cris déchirants. Le masque noir d’Erik me faisait songer au masque naturel du More de Venise. Il était Othello lui-même. Je crus qu’il allait me frapper, que j’allais tomber sous ses coups ; … et cependant, je ne faisais aucun mouvement pour le fuir, pour éviter sa fureur comme la timide Desdémone. Au contraire, je me rapprochai de lui, attirée, fascinée, trouvant des charmes à la mort au centre d’une pareille passion ; mais, avant de mourir, je voulus connaître, pour en emporter l’image sublime dans mon dernier regard, ces traits inconnus que devait transfigurer le feu de l’art éternel. Je voulus voir le visage de la Voix et, instinctivement, par un geste dont je ne fus point la maîtresse, car je ne me possédais plus, mes doigts rapides arrachèrent le masque…

Oh ! horreur !… horreur !… horreur !… »

Christine s’arrêta, à cette vision qu’elle semblait encore écarter de ses deux mains tremblantes, cependant que les échos de la nuit, comme ils avaient répété le nom d’Erik, répétaient trois fois la clameur : « Horreur ! horreur ! horreur ! » Raoul et Christine, plus étroitement unis encore par la terreur du récit, levèrent les yeux vers les étoiles qui brillaient dans un ciel paisible et pur.

Raoul dit :

« C’est étrange, Christine, comme cette nuit si douce et si calme est pleine de gémissements. On dirait qu’elle se lamente avec nous ! »

Elle lui répond :

« Maintenant que vous allez connaître le secret, vos oreilles, comme les miennes, vont être pleines de lamentations. »

Elle emprisonne les mains protectrices de Raoul dans les siennes et, secouée d’un long frémissement, elle continue :

« Oh ! oui, vivrais-je cent ans, j’entendrais toujours la clameur surhumaine qu’il poussa, le cri de sa douleur et de sa rage infernales, pendant que la chose apparaissait à mes yeux immenses d’horreur, comme ma bouche qui ne se refermait pas et qui cependant ne criait plus.

« Oh ! Raoul, la chose ! comment ne plus voir la chose ! si mes oreilles sont à jamais pleines de ses cris, mes yeux sont à jamais hantés de son visage ! Quelle image ! Comment ne plus la voir et comment vous la faire voir ?… Raoul, vous avez vu les têtes de mort quand elles ont été desséchées par les siècles et peut-être, si vous n’avez pas été victime d’un affreux cauchemar, avez-vous vu sa tête de mort à lui, dans la nuit de Perros. Encore avez-vous vu se promener, au dernier bal masqué, « la Mort rouge » ! Mais toutes ces têtes de mort-là étaient immobiles, et leur muette horreur ne vivait pas ! Mais imaginez, si vous le pouvez, le masque de la Mort se mettant à vivre tout à coup pour exprimer avec les quatre trous noirs de ses yeux, de son nez et de sa bouche la colère à son dernier degré, la fureur souveraine d’un démon, et pas de regard dans les trous des yeux, car, comme je l’ai su plus tard, on n’aperçoit jamais ses yeux de braise que dans la nuit profonde… Je devais être, collée