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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

pace entre la branche de l’arbre de fer et le plafond en coupole de la chambre des miroirs ?… Tâchez à vous souvenir !… Après tout, l’eau va peut-être s’arrêter… elle trouvera sûrement son niveau… Tenez ! il me semble qu’elle s’arrête !… Non ! non ! horreur !… À la nage ! À la nage !… nos bras qui nagent s’enlacent ; nous étouffons !… nous nous battons dans l’eau noire !… nous avons déjà peine à respirer l’air noir au-dessus de l’eau noire… l’air qui fuit, que nous entendons fuir au-dessus de nos têtes par je ne sais quel appareil de ventilation… Ah ! tournons ! tournons ! tournons jusqu’à ce que nous ayons trouvé la bouche d’air… nous collerons notre bouche à la bouche d’air… Mais les forces m’abandonnent, j’essaie de me raccrocher aux murs ! Ah ! comme les parois de glace sont glissantes à mes doigts qui cherchent… Nous tournons encore !… Nous enfonçons… Un dernier effort !… Un dernier cri !… Erik !… Christine !… glou, glou, glou !… dans les oreilles !… glou, glou, glou !… au fond de l’eau noire, nos oreilles font glouglou !… Et il me semble encore, avant de perdre tout à fait connaissance, entendre entre deux glouglous… « Tonneaux !… tonneaux !… Avez-vous des tonneaux à vendre ? »


XIV

la fin des amours du fantôme


C’est ici que se termine le récit écrit que m’a laissé le Persan.

Malgré l’horreur d’une situation qui semblait définitivement les vouer à la mort, M. de Chagny et son compagnon furent sauvés par le dévouement sublime de Christine Daaé. Et je tiens tout le reste de l’aventure de la bouche du daroga lui-même.

Quand j’allai le voir, il habitait toujours son petit appartement de la rue de Rivoli, en face des Tuileries. Il était bien malade et il ne fallait rien de moins que toute mon ardeur de reporter-historien au service de la vérité pour le décider à revivre avec moi l’incroyable drame. C’était toujours son vieux et fidèle domestique Darius qui le servait et me conduisait auprès de lui. Le daroga me recevait au coin de la fenêtre qui regarde le jardin, assis dans un vaste fauteuil où il essayait de redresser un torse qui n’avait pas dû être sans beauté. Notre Persan avait encore ses yeux magnifiques, mais son pauvre visage était bien fatigué. Il avait fait raser entièrement sa tête qu’il couvrait à l’ordinaire d’un bonnet d’astrakan ; il était habillé d’une vaste houppelande très simple dans les manches de laquelle il s’amusait inconsciemment à tourner les pouces, mais son esprit était resté fort lucide.

Il ne pouvait se rappeler les affres anciennes sans être repris d’une certaine fièvre et c’est par bribes que je lui arrachai la fin surprenante de cette étrange histoire. Parfois, il se faisait prier longtemps pour répondre à mes questions, et parfois exalté par ses souvenirs il évoquait spontanément devant moi, avec un relief saisissant, l’image effroyable d’Erik et les terribles heures que M. de Chagny et lui avaient vécues dans la demeure du Lac.

Il fallait voir le frémissement qui l’agitait quand il me dépeignait son réveil dans la pénombre inquiétante de la chambre Louis-Philippe… après le drame des eaux… Et voici la fin de cette terrible histoire, telle qu’il me l’a racontée de façon à compléter le récit écrit qu’il avait bien voulu me confier :


En ouvrant les yeux, le daroga s’était vu étendu sur un lit… M. de Chagny était couché sur un canapé, à côté de l’armoire à glace. Un ange et un démon veillaient sur eux…

Après les mirages et illusions de la chambre des supplices, la précision des détails bourgeois de cette petite pièce tranquille semblait avoir été encore inventée dans le dessein de dérouter l’esprit du mortel assez téméraire pour s’égarer dans ce domaine du cauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d’acajou ciré, cette commode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés de dentelle au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, la pendule et de