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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

cun un motif décoratif qui apparaissait tour à tour.

Les murs de cette étrange salle n’offraient aucune prise au patient, puisque, en dehors du motif décoratif d’une solidité à toute épreuve, ils étaient uniquement garnis de glaces et de glaces assez épaisses pour qu’elles n’eussent rien à redouter de la rage du misérable que l’on jetait là, du reste, les mains et les pieds nus.

Aucun meuble. Le plafond était lumineux. Un système ingénieux de chauffage électrique qui a été imité depuis, permettait d’augmenter la température des murs à volonté et de donner ainsi à la salle l’atmosphère souhaitée…

Je m’attache à énumérer tous les détails précis d’une invention toute naturelle donnant cette illusion surnaturelle, avec quelques branches peintes, d’une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi, pour que nul ne puisse mettre en doute la tranquillité actuelle de mon cerveau, pour que nul n’ait le droit de dire : « Cet homme est devenu fou » ou « cet homme ment », ou « cet homme nous prend pour des imbéciles »[1].

Si j’avais simplement raconté les choses ainsi : « Étant descendus au fond d’une cave, nous rencontrâmes une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi », j’aurais obtenu un bel effet d’étonnement stupide, mais je ne cherche aucun effet, mon but étant, en écrivant ces lignes, de raconter ce qui nous est exactement arrivé à M. le vicomte de Chagny et à moi au cours d’une aventure terrible qui, un moment, a occupé la justice de ce pays.

Je reprends maintenant les faits où je les ai laissés.

Quand le plafond s’éclaira et, qu’autour de nous, la forêt s’illumina, la stupéfaction du vicomte dépassa tout ce que l’on peut imaginer. L’apparition de cette forêt impénétrable, dont les troncs et les branches innombrables nous enlaçaient jusqu’à l’infini, le plongea dans une consternation effrayante. Il se passa les mains sur le front comme pour en chasser une vision de rêve et ses yeux clignotèrent comme des yeux qui ont peine, au réveil, à reprendre connaissance de la réalité des choses. Un instant, il en oublia d’écouter !

J’ai dit que l’apparition de la forêt ne me surprit point. Aussi écoutai-je ce qui se passait dans la salle d’à côté pour nous deux. Enfin, mon attention était spécialement attirée moins par le décor, dont ma pensée se débarrassait, que par la glace elle-même qui le produisait. Cette glace, par endroits, était brisée.

Oui, elle avait des éraflures ; on était parvenu à « l’étoiler », malgré sa solidité et cela me prouvait, à n’en pouvoir douter, que la chambre des supplices dans laquelle nous nous trouvions, avait déjà servi !

Un malheureux, dont les pieds et les mains étaient moins nus que les condamnés des heures roses de Mazenderan, était certainement tombé dans cette « Illusion mortelle », et, fou de rage, avait heurté ces miroirs qui, malgré leurs blessures légères, n’en avaient pas moins continué à refléter son agonie ! Et la branche de l’arbre où il avait terminé son supplice était disposée de telle sorte qu’avant de mourir, il avait pu voir gigoter avec lui — consolation suprême — mille pendus !

Oui ! oui ! Joseph Buquet avait passé par là !…

Allions-nous mourir comme lui ?

Je ne le pensais pas, car je savais que nous avions quelques heures devant nous et que je pourrais les employer plus utilement que Joseph Buquet n’avait été capable de le faire.

N’avais-je pas une connaissance approfondie de la plupart des « trucs » d’Erik ? C’était le cas ou jamais de m’en servir.

D’abord, je ne songeai plus du tout à revenir par le passage qui nous avait conduits dans cette chambre maudite, je ne m’occupai point de la possibilité de refaire jouer la pierre intérieure qui fermait ce passage. La raison en était simple : je n’en avais pas le moyen !… Nous avions sauté de trop haut dans la chambre des supplices et aucun meuble ne nous permettait désormais d’atteindre, à ce passage, pas même la branche de l’arbre de fer, pas même les épaules de l’un de nous en guise de marchepied.

  1. À l’époque où écrivait le Persan, on comprend très bien qu’il ait pris tant de précautions contre l’esprit d’incrédulité ; aujourd’hui où tout le monde a pu voir de ces sortes de salles, elles seraient superflues.