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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

1847, Lola Montès, danseuse, épouse morganatiquement le roi Louis de Bavière et est créée comtesse de Landsfeld. — 1848, Mlle Maria, danseuse, devient baronne d’Hermeville. — 1870, Thérèse Hessler, danseuse, épouse Don Fernando, frère du roi de Portugal… »

Richard et Moncharmin écoutent la vieille, qui, au fur et à mesure qu’elle avance dans la curieuse énumération de ces glorieux hyménées, s’anime, se redresse, prend de l’audace, et finalement, inspirée comme une sibylle sur son trépied, lance d’une voix éclatante d’orgueil la dernière phrase de la lettre prophétique : « 1885. Meg Giry, impératrice ! »

Épuisée par cet effort suprême, l’ouvreuse retombe sur sa chaise en disant : « Messieurs, ceci était signé : « Le Fantôme de l’Opéra ! » J’avais déjà entendu parler du fantôme, mais je n’y croyais qu’à moitié. Du jour où il m’a annoncé que ma petite Meg, la chair de ma chair, le fruit de mes entrailles, serait impératrice, j’y ai cru tout à fait. »

En vérité, en vérité, il n’était point besoin de considérer longuement la physionomie exaltée de mame Giry pour comprendre ce qu’on avait pu obtenir de cette belle intelligence avec ces deux mots : « Fantôme et impératrice. »

Mais qui donc tenait les ficelles de cet extravagant mannequin ?… Qui ?

« Vous ne l’avez jamais vu, il vous parle, et vous croyez tout ce qu’il vous dit ? demanda Moncharmin.

— Oui ; d’abord, c’est à lui que je dois que ma petite Meg est passée coryphée. J’avais dit au fantôme : « Pour qu’elle soit impératrice en 1885, vous n’avez pas de temps à perdre, il faut qu’elle soit coryphée tout de suite. » Il m’a répondu : « C’est entendu. » Et il n’a eu qu’un mot à dire à M. Poligny, c’était fait…

— Vous voyez bien que M. Poligny l’a vu !

— Pas plus que moi, mais il l’a entendu ! Le fantôme lui a dit un mot à l’oreille, vous savez bien ! le soir où il est sorti si pâle de la loge n° 5. »

Moncharmin pousse un soupir.

« Quelle histoire ! gémit-il.

— Ah ! répond Mme Giry, j’ai toujours cru qu’il y avait des secrets entre le Fantôme et M. Poligny. Tout ce que le Fantôme demandait à M. Poligny, M. Poligny l’accordait… M. Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.

— Tu entends, Richard, Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.

— Oui, oui, j’entends bien ! déclara Richard. M. Poligny est un ami du Fantôme ! et, comme Mme Giry est une amie de M. Poligny, nous y voilà bien, ajouta-t-il sur un ton fort rude. Mais M. Poligny ne me préoccupe pas, moi… La seule personne dont le sort m’intéresse vraiment, je ne le dissimule point, c’est Mme Giry !… Madame Giry, vous savez ce qu’il y a dans cette enveloppe ?

— Mon Dieu, non ! fit-elle.

— Eh bien, regardez ! »

Mme Giry glisse dans l’enveloppe un regard trouble, mais qui retrouve aussitôt son éclat.

« Des billets de mille francs ! s’écrie-t-elle.

— Oui, madame Giry !… oui, des billets de mille !… Et vous le saviez bien !

— Moi, monsieur le directeur… Moi ! je vous jure…

— Ne jurez pas, madame Giry !… Et maintenant, je vais vous dire cette autre chose pour laquelle je vous ai fait venir… Madame Giry, je vais vous faire arrêter. »

Les deux plumes noires du chapeau couleur de suie, qui affectaient à l’ordinaire la forme de deux points d’interrogation, se muèrent aussitôt en point d’exclamation ; quant au chapeau lui-même, il oscilla, menaçant sur son chignon en tempête. La surprise, l’indignation, la protestation et l’effroi se traduisirent encore chez la mère de la petite Meg par une sorte de pirouette extravagante « jeté glissade » de la vertu offensée qui l’apporta d’un bond jusque sous le nez de M. le directeur, lequel ne put se retenir de reculer son fauteuil.

« Me faire arrêter ! »

La bouche qui disait cela sembla devoir cracher à la figure de M. Richard les trois dents dont elle disposait encore.

M. Richard fut héroïque. Il ne recula plus. Son index menaçant désignait déjà aux magistrats absents l’ouvreuse de la loge n° 5.

« Je vais vous faire arrêter, madame Giry, comme une voleuse !

— Répète ! »