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ils sont revenus, j’ai cru qu’ils allaient manger la maison… Ils étaient comme le soir où nous avons trouvé ici les trois messieurs en visite devant la cage à Dédé… C’était un soir comme celui-là, maître, où les chiens s’étaient échappés et où il a fallu « leur courir après… »

— Ne me parle jamais de ce soir-là, Tobie, fit la voix chevrotante de Loustalot.

— C’est ce soir-là, continua le géant, que j’ai bien cru que ça nous porterait malheur !… car Dédé avait crié !… avait bavardé… N’est-ce pas, Dédé, que tu avais bavardé ?

Pas de réponse…

— Mais c’est à eux, reprit le géant de sa voix grasse et lente, c’est à eux que ça a porté malheur… Ils sont morts…

— Oui, ils sont morts…

— Tous les trois…

— Tous les trois… répéta comme un écho sinistre la voix cassée du grand Loustalot.

— Ça, ricana lugubrement le géant… ça a été comme un fait exprès.

Loustalot ne lui répondit pas, mais quelque chose comme un soupir, un soupir de terreur et d’angoisse passa sur la tête des deux hommes qui devaient, au bruit qu’ils faisaient avec les instruments, être occupés à quelque expérience assez éloignée heureusement de la cheminée…

— Tu as entendu ? demanda Loustalot.

— C’est toi, Dédé ? fit le géant.

— Oui, c’est moi, répondit la voix de l’homme aux barreaux.

— Tu es malade ? demanda Loustalot… Regarde donc, Tobie, ce qu’il a. Dédé est peut-être malade ? Il a crié tout à l’heure à se casser la poitrine… Il a peut-être faim ? As-tu faim, Dédé ?

Tenez, fit la voix de l’homme dans la cage, voilà la « formule. » Elle est complète. Vous pouvez me donner à manger maintenant… J’ai bien gagné mon souper !

— Va lui chercher sa « formule », ordonna Loustalot, et donne-lui sa soupe…

— Regardez d’abord si la formule est bonne…, répliqua l’homme… Vous m’avez habitué à ne pas voler mon pain…

Il y eut les pas du géant et puis le bruit d’un morceau de papier froissé que le prisonnier devait passer à Tobie à travers les barreaux…

Et un silence pendant lequel certainement le grand Loustalot devait examiner « la formule ».

— Oh ! ça !… ça c’est épatant ! s’exclama-t-il dans un véritable transport… c’est tout à fait épatant, Dédé !… Mais tu ne m’avais pas dit que tu travaillais à ça !…

— Je ne travaille qu’à ça depuis huit jours… nuit et jour… vous entendez ?… nuit et jour… mais ce coup-ci, ça y est !…

— Oh ! ça y est !…

Il y eut un grand soupir de Loustalot.

— Quel génie !… fit-il.

— Il a encore trouvé quelque chose ? demanda Tobie.

— Oui, oui… Il a encore trouvé quelque chose… et ce qu’il a trouvé, il l’a enfermé dans une bien belle formule !…

Loustalot et Tobie se parlèrent alors à voix basse.

Si l’on avait encore eu la force d’écouter dans la cheminée, on n’aurait pu certainement rien entendre de ce qu’ils se disaient là…

Loustalot reprit tout haut :

— Mais c’est de la véritable alchimie, ça, mon garçon !… Ce que tu viens de trouver là, c’est quelque chose comme la transmutation des métaux !… Tu es sûr de l’expérience, Dédé ?

— Je l’ai répétée trois fois avec du chlorure de potassium… Ah ! on ne dira plus que la matière est inaltérable !… c’est tout à fait autre chose !… Un véritable potassium nouveau que j’ai obtenu !… un potassium ionisé, sans parenté aucune avec le premier

— Et de même pour le chlore ? interrogea Loustalot.

— De même pour le chlore…

— Bigre !!…

Loustalot et le géant se reparlèrent à voix basse, puis Loustalot encore :

— Qu’est-ce que tu veux pour ta peine, Dédé ?

— Je voudrais bien des confitures et un bon verre de vin.

— Oui, ce soir, tu peux lui donner un bon verre de vin, obtempéra le grand Loustalot, ça ne peut pas lui faire de mal.

Mais tout à coup, la paix relative de cette cave profonde fut effroyablement troublée par Dédé. Il y eut comme une tempête souterraine, un déchaînement de fureurs, des cris, des lamentations, des malédictions !… M. Lalouette de son côté, M. Patard du sien, n’eurent que le temps d’arrêter sur les bords de leurs lèvres sèches la clameur suprême de leur épouvante… On sentait que l’homme s’était rué comme un animal féroce derrière les barreaux de sa cage.