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— Non ! ce sont eux qui sont fous ! Répétez-le-moi, mon cher maître, et je m’en vais.

— Évidemment ! ce sont des tous fous !

— Ah ! ah ! des tous fous ! je le retiens, des tous fous.

— Des tous fous ! reprit le savant.

Et tous deux répétaient : Des tous fous ! Des tous fous !…

Et ils riaient maintenant, les meilleurs amis du monde.

Enfin M. Lalouette prit congé. M. Loustalot l’accompagna fort aimablement jusque dans la cour et là, s’apercevant que la nuit était tout à fait tombée, il dit à M. Lalouette :

— Attendez ! je vais vous accompagner un bout de chemin avec une lanterne, je ne veux pas que vous tombiez dans la Marne.

Et il revint tout de suite avec une petite lanterne allumée qu’il bringuebalait à hauteur de ses courts genoux.

— Allons ! dit-il.

Et il ouvrit lui-même et ferma soigneusement la grille. On n’avait pas revu le géant Tobie. M. Lalouette se disait :

— Qui est-ce qui m’a raconté que cet homme était distrait ? Il pense à tout.

Ils marchèrent ainsi pendant dix minutes. Ils arrivèrent à la rive de la Marne où M. Lalouette retrouva un sentier confortable. M. Lalouette qui ne détestait point une certaine emphase dans la conversation, crut devoir dire alors avant de quitter le grand Loustalot et après s’être excusé une fois de plus du grand dérangement qu’il avait causé :

— Décidément, cher maître, notre grand Paris est tombé très bas. Voici trois morts qui sont bien les plus naturelles des morts. Au lieu de les expliquer comme vous et moi avec les seules lumières de la raison, il préfère croire aux saltimbanques qui s’arrogent une puissance à faire rougir les dieux.

Poil aux yeux ! termina le grand Loustalot, et il s’en retourna tout de go, avec sa lanterne, laissant M. Gaspard Lalouette complètement abasourdi, sur la rive, au milieu de la nuit noire…

Au loin, la lueur de la lanterne dansait… et puis cette lueur-là aussi disparut, et, tout à coup, la clameur effrayante, le grand cri de mort, le hululement humain retentit dans le lointain… suivi aussitôt de l’aboiement désespérément prolongé des molosses.

M. Lalouette, qui s’était d’abord arrêté haletant d’horreur à ce cri effarant, crut entendre plus près de lui le hurlement des bêtes… Il s’enfuit.

CHAPITRE VIII

En France, l’Immortalité diminue


Les trente-neuf ! Le sort en était jeté. On disait maintenant : Les trente-neuf !

Il n’y avait plus que trente-neuf académiciens !

Nul ne se présentait pour faire le quarantième.

Depuis les derniers événements, plusieurs mois s’étaient écoulés pendant lesquels aucune candidature n’avait été posée au fauteuil hanté.

Certainement l’émotion populaire avait eu le loisir de se calmer.

… Et maintenant, l’on parlait d’autre chose.

… Et quand, par hasard, l’illustre Assemblée se voyait dans la nécessité de désigner quelques collègues qui devaient, suivant l’usage, relever l’éclat d’une cérémonie publique, généralement funèbre, par leur présence en uniforme, c’était tout un drame…

C’était à qui inventerait une maladie ou dénicherait, au fond d’une province éloignée, quelque parent à l’agonie, pour ne point revêtir en public l’habit à feuilles de chêne et suspendre à son côté l’épée à poignée de nacre.

Ah ! les temps étaient tristes !

Et l’Immortalité était bien malade.

Mais lorsque, par hasard, on parlait encore de ces messieurs du bout du pont des Arts on disait : « Les trente-neuf ! »

… Et cela avec un sourire.

Car tout finit de la sorte en France, avec un sourire, même quand les chansons tuent.

L’enquête avait été rapidement close et l’affaire classée. Et il semblait ne devoir rester de cette terrible aventure où l’opinion affolée n’avait vu que des crimes, que le souvenir d’un fauteuil qui portait malheur.

… Et dans lequel aucun homme n’était assez audacieux pour aller désormais s’asseoir…

Ce qui, en effet, était assez risible.

Ainsi donc :

Toute l’horreur de cette inexplicable et triple tragédie s’effaçait devant ce sourire :

« Les trente-neuf ! »

L’Immortalité avait diminué d’Un.

Et cela avait suffi pour la rendre à tout jamais ridicule.