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rêve, étaient soudain devenus vivants, papillotants, perçants.

— Oui, maître, c’est moi !

Nouveau coup de chapeau de feutre dans l’air glacé.

— Eh bien, entrez… Il fait froid dehors…

Et le grand Loustalot fit jouer sans aucune distraction, les verrous intérieurs qui fermaient la griffe…

« Entrez ! » était facile à dire… quand on était l’ami d’Ajax et d’Achille. Les chiens aussitôt la porte ouverte avaient bondi, et le pauvre Gaspard Lalouette avait bien cru sa dernière heure venue, mais un clappement de la langue de M. Loustalot avait arrêté net les deux cerbères dans leur élan…

— N’ayez pas peur de mes chiens, dit-il, ils sont doux comme des agneaux.

En effet, Ajax et Achille rampaient maintenant dans la neige, en léchant les mains de leur maître.

M. Gaspard Lalouette, héroïquement, entra. Loustalot, aussitôt, lui fit les honneurs. Il le précéda, après avoir refermé la griffe. Les deux chiens, maintenant, suivaient, et Lalouette n’osait se retourner de peur qu’un faux mouvement n’invitât les bêtes à quelque jeu irréparable. On monta les degrés du perron.

La maison de M. Loustalot était une belle et grande maison des champs, solide, confortable, construite en briques et pierres meulières. Elle était tout entourée, dans le jardin et la cour, de petits bâtiments qui devaient être certainement consacrés aux travaux immenses du grand Loustalot, travaux qui révolutionnaient la chimie, la physique, la médecine, et généralement toutes les fausses théories placées par l’ignorance routinière des hommes à l’origine de ce que nous appelons, dans notre orgueil : la science.

Une particularité du grand Loustalot était qu’il travaillait tout seul.

Son caractère, qui était, paraît-il, assez ombrageux, ne supportait pas la collaboration.

Et il habitait cette maison toute l’année, avec son domestique — un unique domestique — le géant Tobie. Le fait était bien connu. On ne s’en étonnait pas. Le génie a besoin d’isolement.

Derrière Loustalot, Gaspard Lalouette avait pénétré dans un étroit vestibule sur lequel donnait l’escalier conduisant aux étages supérieurs.

— Je vais vous faire monter au salon, dit le grand Loustalot, nous serons mieux pour causer.

Et il gravit l’escalier qui conduisait au premier étage. Lalouette suivait, naturellement, et derrière Lalouette, venaient les chiens.

Après le premier étage, on se mit à monter au second. Là, on s’arrêta, car il n’y avait pas de troisième étage. Le salon du grand Loustalot était sous les toits. Il en poussa la porte. C’était une pièce toute nue, sans ornement aucun aux murailles, et garnie tout simplement d’un guéridon et de trois chaises en paille. Les deux hommes entrèrent, toujours suivis des deux chiens.

— C’est un peu haut ! fit le grand Loustalot, mais, au moins, les visiteurs — vous savez qu’il y en a qui ne se gênent point pour faire du bruit et qui se croient partout chez eux, marchant dans le salon de long en large, à tort et à travers — les visiteurs, quand je les fais attendre dans le grenier, ne me gênent point pendant que je travaille en bas dans ma cave. Asseyez-vous donc, mon cher monsieur Lalouette, je ne sais ce qui vous amène, mais je serais particulièrement heureux de vous faire plaisir. J’ai appris par les journaux que je lis quelquefois…

— Moi, mon cher maître, je ne les lis jamais, mais Mme Lalouette les lit pour moi. Comme ça je ne perds pas de temps et je suis au courant de tout.

Mais il n’en dit pas plus long. L’attitude jusqu’alors si aimable du grand Loustalot présentait tout à coup un aspect inquiétant. Sa petite personne si remuante, à l’instant même, s’était immobilisée sur sa chaise comme un pantin de cire, cependant que ses yeux, naguère si papillotants, étaient devenus tout à fait fixes, comme les yeux de quelqu’un qui écoute au loin s’il n’entend pas quelque chose.