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LE MANOIR DE VILLERAI

céleste, la charité, leur enseigne si fortement et si constamment. Permettez-moi de vous demander comment vous avez rempli ces devoirs. Quel amour, quelle tendresse maternelle avez-vous eue pour cette patiente jeune fille, qui, pendant tant d’années, a été votre véritable servante, sans jamais se plaindre, et qui a trouvé en vous non pas une mère, mais une sévère et implacable marâtre ? Elle ne retournera pas chez vous, à moins qu’elle ne le veuille bien, et si parfois sa main aussi habile qu’active, son industrie patiente et persévérante vous font défaut, souvenez-vous qu’à vous, et à vous seule en est la faute.

— C’est très bien, très amical de votre part, monsieur le curé, reprit la femme avec indignation. Maintenant, je ne suis plus qu’une pauvre veuve sans défense, que chacun peut mépriser, insulter, repousser ; mais on ne m’aurait pas traitée ainsi, si le pauvre Joseph avait vécu.

Il est bien heureux pour lui qu’il ne vive pas, pensa intérieurement le curé ; mais la charité chrétienne et la prudence l’empêchèrent d’émettre ce sentiment, et d’une voix plus calme, il reprit :

— Je n’hésite nullement à vous dire ce qui suit, attendu que cela pourra apaiser tous vos scrupules touchant vos devoirs envers votre belle-fille : c’est que votre mari, quelques jours avant sa mort, me pria de lui chercher une autre demeure, m’assurant qu’il était persuadé qu’elle ne pourrait jamais être heureuse avec vous.

— Le vieux radoteur, murmura sotta voce cette inconsolable veuve, et sentant maintenant qu’elle était défaite sur tous les points, elle sortit avec un salut glacial, en rappelant au prêtre que lui seul désormais serait responsable du bien-être spirituel et temporel de la jeune fille, ainsi que des disgrâces que sa beauté et son opiniâtreté pourraient lui attirer.

M. Lapointe lui souhaita avec calme le bonsoir, et comme la porte se refermait, il se laissa tomber dans son fauteuil, en se frottant les mains et souriant de son triomphe.

C’était vraiment en effet une victoire dont il pouvait à bon droit être fier. Il avait combattu, défait et réduit au silence la virago du village, et cela sans oublier une seule fois la dignité convenable à son caractère sacré et la courtoisie due au beau sexe.