Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Tseng-tzeu habitait dans le pays de Wei. Il portait une robe de grosse toile sans doublure. Sa mine trahissait la souffrance et la faim. Les cals de ses mains et de ses pieds montraient combien durement il travaillait pour vivre. Il n’avait pas de quoi faire un repas chaud une fois en trois jours. Un vêtement devait lui durer dix ans. S’il avait essayé de nouer sa coiffure, les brides usées se seraient cassées. S’il avait essayé de mettre le pied entier dans ses chaussures, le talon se serait séparé du reste. S’il avait tiré les manches de sa robe, elles lui seraient restées dans les mains. Et néanmoins, vêtu de haillons et chaussé de savates, il chantait les hymnes de la dynastie Chang, d’une voix qui retentissait dans l’espace comme le son d’un instrument de bronze ou de silex. L’empereur ne put pas le décider à le servir comme ministre, les grands feudataires ne purent pas le décider à s’attacher à eux comme ami. Il fut le type des esprits indépendants et libres. Qui tient à sa liberté doit renoncer aux aises du corps. Qui tient à sa vie doit renoncer aux dignités. Qui tient à l’union avec le Principe doit renoncer à toute attache.


Confucius dit à Yen-Hoei : Hoei, écoute moi ! Ta famille est pauvre ; pourquoi ne chercherais-tu pas à obtenir quelque charge ? — Non, dit Yen-Hoei, je ne veux d’aucune charge. J’ai cinquante arpents dans la campagne qui me fourniront ma nourriture, et dix arpents dans la banlieue qui me fourniront mon vêtement[1]. Méditer vos enseignements en touchant ma cithare suffit pour mon bonheur. Non, je ne chercherai pas à obtenir une charge. — Ces paroles tirent une grande impression sur Confucius, qui dit : Quel bon esprit a Hoei ! Je savais bien, théoriquement, que celui qui a des goûts modestes ne se crée pas d’embarras ; que celui qui ne se préoccupe que de son progrès intérieur ne s’affecte d’aucune privation ; que celui qui ne tend qu’à la perfection fait bon marché des charges. J’ai même enseigné ces principes depuis bien longtemps. Mais maintenant seulement je viens de les voir appliqués par Hoei. Aujourd’hui moi le théoricien j’ai reçu une leçon pratique.


G.   Meou, le fils du marquis de Wei, ayant été nommé à l’apanage de Tchoung-chan (près de la mer), dit à Tchan-tzeu : Je suis venu ici au bord de la mer, mais mon cœur est resté à la cour de Wei. — Tchan-tzeu dit : Étouffez votre chagrin, de peur qu’il n’use votre vie. — Le prince Meou dit : J’ai essayé, mais sans succès. Ma douleur est invincible. — Alors, dit Tchan-tzeu, donnez-lui libre carrière (en pleurant, criant, etc.). Car, réagir violemment contre un sentiment invincible, c’est s’infliger une double usure, (la douleur, plus la réaction). Aucun de ceux qui font ainsi ne vit longtemps. — Pour ce prince habitué à la cour, devoir vivre en un pays de rochers et de cavernes était sans doute plus dur que ce n’eut été pour un homme de basse caste. Il est pourtant regrettable pour lui que, ayant eu ce qu’il fallait pour tendre vers le Principe, il ne l’ait pas atteint. Il aurait trouvé là la paix dans l’indifférence.


H.   Quand Confucius fut arrêté et cerné entre Tch’enn et Ts’ai, il fut sept jours sans viande ni grain, réduit à vivre d’herbes sauvages. Malgré son épuisement, il ne cessait de jouer de la cithare, dans la maison où il était réfugié. — Yen-Hoei, qui cueillait des herbes au dehors, entendit les

  1. On cultivait les plantes textiles près des habitations, crainte qu’elles ne fussent coupées et volées durant la nuit. Le vol des céréales est moins facile.