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parmi les pêcheurs d’ici, un nommé U-ts’ie ? — Oui, dirent les assistants. — Qu’il paraisse devant moi, dit le prince. Le lendemain, à l’audience officielle, le pêcheur se présenta. — Qu’as-tu pris ? lui demanda le prince. — J’ai trouvé dans mon filet, dit le pêcheur, une tortue blanche, dont la carapace mesure cinq pieds de circonférence. — Présente-moi ta tortue, ordonna le prince. — Quand elle eut été apportée, le prince se demanda s’il la ferait tuer ou s’il la conserverait en vie. Il fit demander aux sorts la solution de son doute. La réponse fut : tuer la tortue sera avantageux pour la divination. La tortue fut donc tuée. Sa carapace fut perforée en soixante-douze endroits. Jamais aucune baguette d’achillée n’en tomba à faux. — Confucius ayant appris ce fait, dit : Ainsi cette tortue transcendante put apparaître après sa capture au prince Yuan, mais ne put pas prévoir et éviter sa capture ! Après sa mort, sa carapace continua à faire aux autres des prédictions infaillibles, et elle n’avait pas su se prédire à elle-même qu’elle serait tuée ! Il est clair que la science a ses limites, que la transcendance même n’atteint pas à tout. — Oui, l’homme le plus avisé, s’il s’est fait beaucoup d’ennemis, finit par devenir leur victime. Le poisson qui a échappé aux cormorans est pris dans un filet. À quoi bon se donner alors tant de préoccupations stériles, au lieu de se borner à considérer les choses de haut ? À quoi bon s’ingénier et deviser, au lieu de s’en tenir à la prudence naturelle ? L’enfant nouveau-né n’apprend pas à parler artificiellement par les leçons d’un maître ; il l’apprend naturellement par son commerce avec ses parents qui parlent. Ainsi la prudence naturelle s’acquiert par l’expérience commune, sans efforts. Quant aux accidents extraordinaires, à quoi bon vouloir les calculer, puisque rien n’en sauve ? C’est la fatalité !


Les fragments suivants, jusqu’à la fin du chapitre, sont disloqués, dit la glose, avec raison.


G.   Le sophiste Hoei-tzeu dit à Tchoang-tzeu : vous ne parlez que de choses inutiles. — Le payant de sa monnaie, Tchoang-tzeu repartit : Si vous savez ce qui est inutile, vous devez savoir aussi, j’estime, ce qui est utile. La terre est utile à l’homme, puisqu’elle supporte ses pas, n’est-ce pas ? — Oui, dit Hoei-tzeu. — Supposé que devant ses pieds s’ouvre un abîme, lui sera-t-elle encore utile ? demanda Tchoang-tzeu. — Non, dit Hoei-tzeu. — Alors, dit Tchoang-tzeu, il est démontré que inutile et utile sont synonymes, puisque vous venez d’appeler utile puis inutile la même terre. Donc je ne parle que de choses utiles.


H.   Tchoang-tzeu dit : Les dispositions naturelles des hommes sont diverses. On ne fera pas vivre en solitude celui qui est fait pour converser avec les hommes ; on ne fera pas converser avec les hommes celui qui est fait pour la solitude. Mais, solitude absolue, conversation immodérée, c’est là excès, non nature. Le misanthrope s’ensevelit vivant, l’intrigant se jette dans le feu. Il faut éviter les extrêmes. — Il ne faut pas non plus poser d’actes extraordinaires, car les circonstances dans lesquelles ils furent posés étant une fois oubliées, l’histoire les jugera peut-être excentriques plutôt qu’héroïques. — Il ne faut pas toujours exalter l’antiquité et déprécier le temps présent, comme font les hommes de livres (Confucius). Depuis Hi-wei, nous savons que personne ne peut remonter le courant. Suivons donc le fil du