Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dépecé, et tout le pays en mangea ; enfin cette histoire fut racontée, chantée, admirée dans les âges suivants. Supposons maintenant que, fatigué de sa longue attente au bord de la mer, Jenn-koung-tzeu s’en soit allé pêcher au goujon dans les mares, jamais il n’aurait pris cette belle pièce, ni acquis sa célébrité. Ainsi ceux qui, désertant l’idéal, s’abaissent à flatter de petits maîtres.


D.   Certains sont victimes de la fatalité même après leur mort. De jeunes lettrés étaient en train de violer une tombe antique pour s’assurer si les anciens faisaient vraiment, pour les morts, tout ce qui est dit dans les Odes et les Rituels. Leur maître qui montait la garde au dehors, leur cria : Dépêchez ! l’orient blanchit ! où en êtes vous ? — De l’intérieur, les jeunes gens répondirent : Il nous reste à inspecter ses vêtements. Mais nous avons déjà constaté que le cadavre a bien, dans la bouche, la perle dont parlent les Odes, dans le texte : « il est vert, le blé, sur les collines ; cet homme qui n’a fait aucun bien durant sa vie, pourquoi a-t-il, après sa mort, une perle dans la bouche ? » Ensuite, ayant écarté les lèvres du cadavre en tirant sur sa barbe et ses moustaches, ils lui desserrèrent les mâchoires avec le bec d’un marteau en fer ; avec précaution, non à cause de lui, mais pour ne pas blesser la perle, dont ils s’emparèrent.


E.   Critiquer, juger, attire le malheur. Le disciple de Lao-lai-tzeu, étant sorti pour ramasser du menu combustible, rencontra Confucius. Quand il fut rentré, il dit à son maître : J’ai vu un lettré, au torse long, aux jambes courtes, voûté, les oreilles assises très en arrière, ayant l’air d’être en peine de tout l’univers ; je ne sais à quelle école il appartient. — C’est K’iou, dit Lao-lai-tzeu ; appelle-le. — Quand Confucius fut venu, Lao-lai-tzeu lui dit : K’iou, laisse là ton entêtement et tes idées particulières ; pense et agis comme les autres lettrés. — Confucius salua, pour remercier de l’avis reçu, comme les rits l’exigent ; puis, quand le sourire rituel se fut effacé, son visage parut triste et il demanda : — Vous pensez que mes projets de réforme n’aboutiront pas ? — Bien sûr qu’ils n’aboutiront pas, dit Lao-lai-tzeu. Incapable que vous êtes de supporter les critiques des contemporains, pourquoi provoquez-vous celles de toute la postérité ? Tenez-vous délibérément à vous rendre malheureux, ou ne vous rendez-vous pas compte de ce que vous faites ? Solliciter la faveur des grands, briguer l’affection des jeunes gens, comme vous faites, c’est agir d’une manière bien vulgaire. Vos jugements et vos critiques vous font de nombreux ennemis. Les vrais Sages sont bien plus réservés que vous n’êtes, et arrivent à quelque chose grâce à cette réserve. Malheur à vous, qui vous êtes donné mission de provoquer tout le monde, et qui persévérez avec opiniâtreté dans cette voie dangereuse !


F. Il en est qui savent présager la fatalité qui menace les autres, et ne s’aperçoivent pas de celle qui les menace eux-mêmes. Une nuit, le prince Yuan de Song vit en songe une figure humaine éplorée se présenter à la porte de sa chambre à coucher et lui dire : Je viens du gouffre de Tsai-lou. Le génie du Ts’ing-kiang m’a député vers celui du Fleuve Jaune. En chemin, j’ai été pris par le pêcheur U-ts’ie. — À son réveil, le prince Yuan ordonna que les devins examinassent son songe. Ils répondirent : L’être qui vous est apparu est une tortue transcendante. — Le prince demanda : y a-t-il,