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Chap. 26. Fatalité.

A.   Les accidents venant de l’extérieur ne peuvent être prévus ni évités, pas plus par les bons que par les méchants. Ainsi Koan-loung-p’eng et Pi-kan périrent de male mort, Ki-tzeu ne sauva sa vie qu’en contrefaisant l’insensé, No-lai perdit la sienne, tout comme les tyrans Kie et Tcheou. La plus parfaite loyauté n’empêcha pas la ruine de ministres tels que Ou-yuan et Tch’ang-houng. La piété filiale la plus exemplaire n’empêcha pas Hiao-ki et Tseng-chenn d’être maltraités. — La ruine sort, des circonstances en apparence les plus anodines, des situations en apparence les plus sûres, comme le feu naît de deux bois frottés, comme le métal se liquéfie au contact du feu, comme le tonnerre sort des ruptures d’équilibre du yinn et du yang, comme le feu de la foudre jaillit de l’eau d’une pluie d’orage. — Le pire, c’est qu’il est des cas où l’homme est pris entre deux fatalités, sans échappatoire possible ; où il se tord, sans savoir à quoi se résoudre ; où son esprit, comme suspendu entre le ciel et la terre, ne sait pas que décider ; la consolation et l’affliction alternant, le pour et le contre se heurtant, un feu intérieur le dévorant. Cet incendie consume sa paix d’une ardeur qu’aucune eau ne peut éteindre. Tant et si bien, que sa vie périclite, et que sa course s’achève prématurément.


B.   Tchoang-tcheou connut ces grandes extrémités. Un jour la misère le réduisit à demander l’aumône d’un peu de grain, à l’intendant du Fleuve Jaune. — Très bien, lui dit celui-ci ; dès que l’impôt sera perçu, je vous prêterai trois cents taëls ; cela vous va-t-il ? — Piqué, Tchoang-tcheou dit : Hier, quand je venais ici, j’entendis appeler au secours. C’était un goujon, gisant dans un reste d’eau de pluie au fond d’une ornière, et qui allait se trouver à sec. Que veux-tu ? lui demandai-je. — J’ai besoin d’un peu d’eau, me dit il, pour pouvoir continuer à vivre. — Très bien, lui dis je. Je vais, de ce pas, à la cour des royaumes de Ou et de Ue. En revenant, je te ramènerai les eaux du Fleuve de l’Ouest. Cela te va-t-il ? — Hélas ! gémit le goujon, pour vivre, il ne me faudrait qu’un petit peu d’eau, mais il me la faudrait tout de suite. Si vous ne pouvez faire pour moi que ce que vous venez de dire, ramassez moi plutôt et me donnez à un marchand de poisson sec ; j’aurai moins longtemps à souffrir.


C.   Quand la fatalité pèse sur lui, il ne faut pas que le Sage s’abandonne. Qu’il tienne bon, et la fortune pourra tourner en sa faveur. Jenn-koung-tzeu s’étant muni d’un bon hameçon, d’une forte ligne, et de cinquante moules pour servir d’appât, s’accroupit sur la côte de Hoei-ki et se mit à pêcher dans la mer orientale. Il pêcha ainsi chaque jour, durant une année entière, sans prendre quoi que ce fût. Enfin, soudain, un poisson énorme avala son hameçon. Dûment ferré, il chercha en vain à s’enfoncer dans les profondeurs, fut ramené à la surface, battit l’eau de ses nageoires à la faire écumer, fit un bruit de diable qui s’entendit fort loin ; finalement il fut