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humaines. Ceux qui connaissent le Principe ne scrutent pas davantage. Ils ne spéculent ni sur la nature de l’émanation primordiale, ni sur la fin éventuelle de l’ordre de choses existant. — Chao-tcheu reprit : des auteurs taoïstes ont pourtant discuté ces questions. Ainsi Ki-tchenn tient pour une émanation passive et inconsciente, Tsie-tzeu pour une production active et consciente. Qui a raison ? — Dites-moi, fit T’ai-koung-tiao, pourquoi les coqs font-ils kikeriki, pourquoi les chiens font-ils wou-wou ? Le fait de cette différence est connu de tous les hommes, mais le plus savant des hommes n’en dira jamais le pourquoi. Il en est ainsi de par la nature ; voilà tout ce que nous en savons. Atténuez un objet jusqu’à l’invisible, amplifiez-le jusqu’à l’incompréhensible, vous ne tirerez pas de lui la raison de son être. Et combien moins tirerez-vous jamais au clair la question de la genèse de l’univers, la plus abstruse de toutes. Il est l’œuvre d’un auteur, dit Tsie-tzeu. Il est devenu de rien, dit Ki-tchenn. Aucun des deux ne prouvera jamais son dire. Tous deux sont dans l’erreur. Il est impossible que l’univers ait eu un auteur préexistant. Il est impossible que l’être soit sorti du néant d’être. L’homme ne peut rien sur sa propre vie, parce que la loi qui régit la vie et la mort, ses transformations à lui, lui échappe ; que peut-il alors savoir de la loi qui régit les grandes transformations cosmiques, l’évolution universelle ? Dire de l’univers « quelqu’un l’a fait » ou « il est devenu de rien », ce sont là non des propositions démontrables, mais des suppositions gratuites. Pour moi, quand je regarde en arrière vers l’origine, je la vois se perdre dans un lointain infini ; quand je regarde en avant vers l’avenir, je n’entrevois aucun terme. Or les paroles humaines ne peuvent pas exprimer ce qui est infini, ce qui n’a pas de terme. Limitées comme les êtres qui s’en servent, elles ne peuvent exprimer que les affaires du monde limité de ces êtres, choses bornées et changeantes. Elles ne peuvent pas s’appliquer au Principe, qui est infini, immuable et éternel, Maintenant, après l’émanation, le Principe duquel émanèrent les êtres, étant inhérent à ces êtres, ne peut pas proprement être appelé l’auteur des êtres ; ceci réfute Tsie-tzeu. Le Principe inhérent à tous les êtres, ayant existé avant les êtres, on ne peut pas dire proprement que ces êtres sont devenus de rien ; ceci réfute Ki-tchenn. Quand on dit maintenant le Principe, ce terme ne désigne plus l’être solitaire, tel qu’il fut au temps primordial ; il désigne l’être qui existe dans tous les êtres, norme universelle qui préside à l’évolution cosmique. La nature du Principe, la nature de l’Être, sont incompréhensibles et ineffables. Seul le limité peut se comprendre et s’exprimer. Le Principe agissant comme le pôle, comme l’axe, de l’universalité des êtres, disons de lui seulement qu’il est le pôle, qu’il est l’axe de l’évolution universelle, sans tenter ni de comprendre ni d’expliquer.