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des Confucéens). Le paysan est absorbé par ses travaux, le négociant par son commerce, l’artisan par son métier, le vulgaire par ses petites affaires de chaque jour. — Plus les circonstances sont favorables, plus ils s’immergent dans leur spécialité. À chaque échec, à chaque déception, ils s’affligent. Ils suivent une idée fixe, sans jamais s’accommoder aux choses. Ils surmènent leur corps et accablent leur esprit. Et cela, toute leur vie. Hélas !


E.   Tchoang-tzeu dit à Hoei-tzeu : Du fait qu’un archer a atteint par hasard un but qu’il n’a pas visé, peut-on conclure que c’est un bon archer ? Et, cette chance pouvant arriver à n’importe qui, peut on dire que tous les hommes sont de bons archers ?.. Oui, dit le sophiste Hoei-tzeu. — Tchoang-tzeu reprit : — Du fait qu’il n’y a pas, en ce monde, de notion du bien reçue de tous, chaque homme appelant bien ce qui lui plaît ; de ce fait, peut on conclure que tous les hommes sont bons ?.. Oui, dit encore Hoei-tzeu. — Alors, dit Tchoang-tzeu, il faudra dire aussi que les cinq écoles actuelles, de Confucius, de Mei-ti, de Yang-tchou, de Koungsounn-loung, et la vôtre, ont toutes raison en même temps. Or il ne se peut pas que, en même temps, la vérité résonne en cinq accords différents. Quelqu’un s’étant vanté devant Lou-kiu de pouvoir produire de la chaleur en hiver et du froid en été, Lou-kiu lui dit : le beau succès, de causer une rupture dans l’équilibre cosmique ! Moi je fais justement le contraire ; je me mets à l’unisson de l’harmonie universelle. Voyez. ... Ayant accordé deux cithares sur le même ton, Lou-kiu plaça l’une dans la salle extérieure, et l’autre dans un appartement intérieur. Quand il toucha sur celle-ci la corde koung, sur celle-là la corde koung vibra. Il en fut de même pour la corde kiao, et les autres. Chaque cithare faisait, à distance, vibrer l’autre à l’unisson. ... Si, conclut Tchoang-tzeu, si Lou-kiu avait mis une corde à un ton discordant, non conforme à la gamme, cette corde ayant été touchée, les vingt-cinq cordes de l’autre cithare auraient toutes, non pas résonné, mais frémi, cette dissonance offensant l’accord établi des cordes. Ainsi en est-il des cinq écoles (cinq cithares ayant chacune son accord différent). Chacune fait frémir les autres. Comment auraient-elles raison, toutes les cinq ? — Qu’on fasse frémir, dit Hoei-tzeu, cela ne prouve pas qu’on a tort. Qui a le dernier mot a raison. Voilà beau temps que les disciples de Confucius, de Mei-ti, de Yang-tchou, de Koungsounn-loung épluchent mes arguments, cherchent à m’étourdir par leurs cris. Jamais ils n’ont pu me faire taire ; donc j’ai raison. — Écoutez cette histoire, dit Tchoang-tzeu. Dans un moment de détresse, un homme de Ts’i vendit son fils unique à ceux de Song, pour en faire un eunuque. Le même conservait avec vénération les vases pour les offrandes aux ancêtres. Il conserva les vases à offrandes, et supprima, par la castration de son fils, les descendants qui auraient fait les offrandes. Vous faites comme ce père, sophiste, vous pour qui un expédient est tout, la vérité ne comptant pour rien. — Écoutez encore l’histoire de ce valet de Tch’ou, que son maître chargea d’une mission importante. Ayant à traverser une rivière, en bac, à minuit, dans un lieu solitaire, il ne sut pas réprimer son humeur querelleuse, et se disputa avec le passeur qui le jeta à l’eau. Vous finirez mal comme cet homme, vous qui cherchez querelle à tout le monde, pour le plaisir de disputer. — Même après que Hoei-tzeu fut mort, Tchoang-tzeu ne cessa pas de le poursuivre de ses quolibets. On avait élevé à Hoei-tzeu une statue en pierre sur sa tombe. Un jour que, suivant un convoi funèbre, Tchoang-tzeu passait par là, il dit