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jours plus tard, tous les lettrés de Lou, un seul excepté, avaient changé de costume. Le duc interrogea lui-même sur le gouvernement de l’État cet être unique. Il répondit à tout pertinemment, sans qu’il fût possible de le démonter. — Vous disiez, dit Tchoang-tzeu au duc, qu’il y avait, dans le duché de Lou, beaucoup de lettrés. Un, ce n’est pas beaucoup.


F.   Pai-li-hi n’ayant aucun goût pour les dignités et les richesses se fit éleveur de bétail, et produisit des bœufs superbes, son instinct naturel lui révélant comment les traiter selon leur nature. Ce que voyant, le duc Mou de Ts’inn le fit son ministre, afin qu’il développât son peuple. — Chounn n’aimait pas la vie et ne craignait pas la mort. C’est ce qui le rendit digne et capable de gouverner les hommes.


G.   Le prince Yuan de Song ayant désiré faire tracer une carte, les scribes convoqués se présentèrent, reçurent ses instructions, firent des saluts ; puis, les uns découragés s’en allèrent ; les autres léchèrent leurs pinceaux, broyèrent leur encre, avec mille embarras. Un scribe venu après l’heure avec des airs nonchalants reçut aussi ses instructions, salua, et se retira immédiatement dans son réduit. Le duc envoya voir ce qu’il faisait. On constata qu’il s’était mis à son aise, nu jusqu’à la ceinture, les jambes croisées, et commençait par se reposer. Quand le duc le sut : Celui-là, dit il, réussira ; c’est un homme qui sait s’y prendre[1].


H.   Le roi Wenn, l’ancêtre des Tcheou, étant à Tsang, vit un homme qui pêchait à la ligne, nonchalamment, machinalement, la nature seule agissant en lui, sans mélange de passion. Le roi Wenn résolut aussitôt d’en faire son ministre. Mais, ayant pensé ensuite au mécontentement probable de ses parents et de ses officiers, il voulut chasser cette idée de sa tête. Impossible ! La crainte que son peuple fût sans ciel (sans un ministre qui le gouvernât naturellement comme le ciel), fit qu’il ne put pas oublier son dessein. Il s’avisa alors du moyen suivant. Au matin, ayant convoqué ses officiers, il leur dit : Cette nuit j’ai vu en songe un homme à l’air bon, au teint basané, barbu, monté sur un cheval pommelé aux sabots teints en rouge, qui m’a crié : remets ton pouvoir à l’homme de Tsang, et ton peuple s’en trouvera bien. — s émus, les officiers s’écrièrent : — C’est feu le roi votre père qui vous est apparu. — Alors, dit le roi Wenn, vous plaît-il que nous consultions l’écaille de tortue sur cet événement ? — Non, non ! dirent les officiers, à l’unanimité. Un ordre verbal du feu roi ne doit pas être discuté. — Le roi Wenn fit donc appeler son pêcheur à la ligne, et lui remit la charge du gouvernement. Celui-ci ne changea rien, ne fit aucun règlement, ne donna aucun ordre. Au bout de trois ans, quand le roi Wenn inspecta son royaume, il constata que les brigands avaient disparu, que les officiers étaient intègres, que les régales étaient respectées. Les gens du peuple vivaient unis, les fonctionnaires faisaient leur devoir, les feudataires n’empiétaient pas. Alors le roi Wenn traitant l’homme de Tsang comme son maître, l’assit face au sud, se tint debout devant lui face au nord, et lui demanda : Ne pourriez-vous pas faire à un empire le bien que vous avez fait à un royaume ?.. L’homme de Tsang ne répondit que par un regard effaré. Ce jour-là même, avant le soir, il disparut. On n’apprit jamais ce qu’il était devenu. — —

  1. On ne réussit, qu’à condition de laisser agir sa nature. La contrainte empêche le succès.