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ces distinctions n’existent pas, tout étant un. À leurs propres yeux, les êtres sont tous nobles, et considèrent les autres comme vils, par rapport à soi ; point de vue subjectif. Aux yeux du vulgaire, ils sont nobles ou vils, selon une certaine appréciation routinière, indépendante de la réalité ; point de vue conventionnel. Considérés objectivement et relativement, tous les êtres sont grands par rapport aux plus petits que soi, tous sont petits par rapport aux plus grands que soi ; le ciel et la terre ne sont qu’un grain, un poil est une montagne. Considérés quant à leur utilité, tous les êtres sont utiles pour ce qu’ils peuvent faire, tous sont inutiles pour ce qu’ils ne peuvent pas ; l’Est et l’Ouest coexistent, par opposition, nécessairement, chacun ayant ses attributions propres que l’autre n’a pas. Enfin, par rapport au goût de l’observateur, les êtres ont tous quelque côté par où ils plaisent à certains, et quelque côté par lequel ils déplaisent à d’autres ; Yao et Kie eurent tous les deux des admirateurs et des détracteurs. — L’abdication ne ruina ni Yao ni Chounn, tandis qu’elle ruina le baron K’oai. La révolte profita aux empereurs T’ang et Ou, tandis qu’elle perdit le duc Pai. Selon les temps et les circonstances, le résultat des mêmes actions n’est pas le même ; ce qui est expédient pour l’un ou dans telles circonstances, ne l’est pas pour l’autre ou dans d’autres circonstances. Il en est de même, pour la qualification des actes ; ce qui est noble dans l’un ou dans telles circonstances, sera vil dans l’autre ou dans d’autres circonstances. Tout cela est relatif et variable. — Un bélier est ce qu’il y a de mieux, pour faire brèche à un rempart ; tandis que, pour boucher un trou, ce serait un instrument absolument inepte ; les moyens différent. Les coursiers de l’empereur Mou, qui faisaient mille stades par jour, n’auraient pas valu un chat, s’il se fût agi de prendre un rat ; les qualités différent. Le hibou compte ses plumes et prend ses puces la nuit, tandis qu’en plein jour il ne voit pas une montagne ;les natures différent. A fortiori, rien de fixe dans les choses morales, l’estime, l’opinion, etc. Tout a un double aspect. — Par suite, vouloir le bien sans le mal, la raison sans le tort, l’ordre sans le désordre, c’est montrer qu’on ne comprend rien aux lois de l’univers ; c’est rêver un ciel sans terre, un yinn sans yang ; le double aspect coexiste pour tout. Vouloir distinguer, comme des entités réelles, ces deux corrélatifs inséparables, c’est montrer une faible raison ; le ciel et la terre sont un, le yinn et le yang sont un ; et de même les aspects opposés de tous les contraires. Des anciens souverains, les uns obtinrent le trône par succession, les autres par usurpation. Tous sont appelés bons souverains, parce qu’ils agirent conformément au goût des gens de leur temps, et plurent à leur époque. Se tromper d’époque, agir contrairement au goût de ses contemporains, voilà ce qui fait qualifier d’usurpateur. Médite ces choses, ô Génie du fleuve, et tu comprendras qu’il n’y a ni grandeur ni petitesse, ni noblesse ni bassesse, ni bien ni mal absolu ; mais que toutes ces choses sont relatives, dépendantes des temps et des circonstances, de l’appréciation des hommes, de l’opportunité.


Mais alors, repartit le Génie du fleuve, pratiquement, que ferai-je ? que ne ferai-je pas ?.. qu’admettrai-je ? que rejetterai-je ?.. y a-t-il, oui ou non, une morale, une règle des mœurs ? — Au point de vue du Principe, répondit le Génie de la mer, il n’y a qu’une unité absolue, et des aspects changeants. Mettre quoi que ce soit d’absolu, en dehors du Principe, ce serait errer sur le Principe. Donc pas de morale absolue, mais une convenance opportuniste