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bateleurs. K’iou[1], je vais te dire une vérité, que tu ne pourras ni comprendre, ni même répéter proprement. Des Sages, il n’y en a plus ! Maintenant, nombreux sont les hommes, qui, ayant une tête et des pieds, n’ont ni esprit ni oreilles. Mais tu chercheras en vain ceux qui, dans leur corps matériel, ont conservé intacte leur part du principe originel. Ceux-là (les Sages, quand il y en a,) n’agissent ni ne se reposent, ne vivent ni ne meurent, ne s’élèvent ni ne s’abaissent, par aucun effort positif, mais se laissent aller au fil de l’évolution universelle. Faire cela (et par conséquent devenir un vrai Sage taoïste,) est au pouvoir de tout homme. Il ne faut, pour devenir un Sage, qu’oublier les êtres (individuels), oublier le Ciel (les causes), s’oublier soi même (ses intérêts). Par cet oubli universel, l’homme devient un avec le Ciel, se fond dans le Cosmos.


J.   Tsianglu-mien ayant visité son maître Ki-tch’ee, lui dit : Le prince de Lou m’a demandé de le conseiller, pour le bon gouvernement de sa principauté. J’ai répondu que vous ne m’aviez pas donné commission pour cela. Il a insisté pour savoir mon avis personnel. Voici ce que je lui ai dit ; jugez si j’ai parlé bien ou mal. ... J’ai dit au prince : Soyez digne et sobre ; employez des officiers dévoués et renvoyez les égoïstes intéressés ; si vous faites cela, tout le monde sera pour vous. — Ki tch’ee éclata de rire. Votre politique, dit il, vaut les gestes de cette mante qui voulut arrêter un char. Absolument inefficace ; pouvant devenir nuisible. — Mais alors, dit Tsianglu-mien, en quoi consiste donc l’art de gouverner ? — Voici, dit Ki-tch’ee, comment s’y prenaient les grands Sages. Ils provoquaient le peuple à s’amender, à s’avancer, en lui inspirant le goût de l’amendement, de l’avancement ; le laissant ensuite évoluer spontanément ; lui laissant croire qu’il voulait et agissait par lui-même. Voilà les grands politiques. Ceux-là ne se règlent pas sur les vieux Yao et Chounn (comme Confucius le prône), car ils sont plus anciens que ces Vénérables, étant de l’origine primordiale, leur politique consistant à raviver dans tous les cœurs l’étincelle de vertu cosmique qui réside dans chacun.


K.   Tzeu-koung disciple de Confucius, étant allé dans la principauté de Tch’ou, revenait vers celle de Tsinn. Près de la rivière Han, il vit un homme occupé à arroser son potager. Il emplissait au puits une cruche qu’il vidait ensuite dans les rigoles de ses plates-bandes ; labeur pénible et mince résultat. — Ne savez vous pas, lui dit Tzeu-koung, qu’il existe une machine, avec laquelle cent plates-bandes sont arrosées en un jour facilement et sans fatigue ? — Comment est ce fait ? demanda l’homme. — C’est, dit Tzeu-koung, une cuiller à rigole qui bascule. Elle puise l’eau d’un côté, puis la déverse de l’autre. — Trop beau pour être bon, dit le jardinier mécontent. J’ai appris de mon maître que toute machine recèle une formule, un artifice. Or les formules et les artifices détruisent l’ingénuité native, troublent les esprits vitaux, empêchent le Principe de résider en paix dans le cœur. Je ne veux pas de votre cuiller à bascule. — Interdit, Tzeu-koung baissa la tête et ne répliqua pas. A son tour, le jardinier lui demanda : — Qui êtes-vous ? — Un disciple de Confucius, dit Tzeu-koung. — Ah ! dit le jardinier, un de ces pédants qui se croient supérieurs au vulgaire, et qui cherchent à se rendre intéressants en chantant des complaintes sur le mauvais état de l’empire.

  1. Le prénom de Confucius. Familiarité quelque peu méprisante.