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et le yang, tous les êtres. Connaître ce Principe, c’est la science globale, qui n’use pas. Se tenir en repos, dans sa contemplation, voilà ce qui fait durer toujours. Tout être qui se conserve garde sa vigueur. Moi j’ai embrassé l’Unité, je me suis établi dans l’Harmonie. Voilà douze cents ans que je vis, et mon corps n’est pas affaibli. — Vous êtes un être céleste, dit Hoang-ti, en appliquant derechef son front contre terre. — Ecoutez, dit Maître Koang-tch’eng, sans m’interrompre. Le premier Principe est essentiellement infini et insondable ; c’est par erreur que les hommes emploient, en parlant de lui, les termes fin et apogée. Ceux qui l’ont connu sont devenus les empereurs et les rois de l’âge héroïque et ont fini par l’apothéose. Ceux qui ne l’ont pas connu sont restés des hommes terrestres, ignorants et charnels. Maintenant le premier Principe est si oublié que tous les êtres, sortis de la terre, retournent à la terre. Aussi ne resterai-je pas davantage en ce monde. Je vous quitte pour aller, par delà la porte de l’infini, flâner dans les espaces incommensurables. Je vais unir ma lumière à celle du soleil et de la lune ; je vais fondre ma durée avec celle du ciel et de la terre. Je ne veux même pas savoir si les hommes pensent comme moi ou différemment. Quand ils seront tous morts, moi je survivrai seul, ayant seul, en ces temps de décadence, atteint à l’union avec l’Unité.


D.   Le politicien Yunn-tsiang, qui errait dans l’Est, au delà de la rivière Fou-yao, rencontra inopinément l’immortel Houng-mong, qui sautait à cloche-pied, en battant la mesure sur ses flancs[1]. Surpris, Yunn-tsiang s’arrêta, se mit en posture rituelle, et demanda : Vénérable, qui êtes-vous ? que faites-vous là ? — Sans cesser de sauter et de taper sur ses flancs, Houng-mong répondit : Je me promène. — Convaincu qu’il avait affaire à un être transcendant, Yunn-tsiang dit : Je désire vous poser une question. — Bah ! fit Houng-mong. — Oui, dit Yunn-tsiang. L’influx du ciel est dérangé, celui de la terre est gêné ; les six émanations sont obstruées, les quatre saisons sont détraquées. Je voudrais remettre l’ordre dans l’univers, pour le bien des êtres qui l’habitent. Veuillez me dire comment je dois m’y prendre. — Je ne sais pas ! je ne sais pas ! dit Houng-mong, en hochant la tête, tapant sur ses flancs, et sautant à cloche pied. ... Yunn-tsiang n’en put pas tirer davantage. — Trois ans plus tard, comme il errait encore dans l’Est, au delà de la plaine de You-song, inopinément Yunn-tsiang rencontra de nouveau Houng-mong. Au comble de la joie, il courut à lui, et l’aborda en lui disant : Être céleste, vous souvenez-vous encore de moi ?.. Puis, s’étant prosterné deux fois, inclinant la tête, il ajouta : Je désire vous poser une question. — Que puis je vous apprendre ? fit Houng-mong ; moi qui marche sans savoir pourquoi, qui erre sans savoir où je vais ; moi qui ne fais que flâner, sans m’occuper de rien, pour ne pas nuire par quelque ingérence intempestive. — Moi aussi, dit Yunn-tsiang, je voudrais comme vous errer libre et sans soucis ; mais le peuple me poursuit partout où je vais ; c’est une vraie servitude ; à peine vient-il de me lâcher ; je profite de ce répit pour vous interroger. — Pauvre homme ! fit Houng-mong ; que vous dirai-je, à vous qui vous mêlez de gouverner les hommes ? Qui trouble l’empire, qui violente la nature, qui empêche l’action du ciel et de la terre ? qui inquiète les animaux, trouble le sommeil des oiseaux, nuit jusqu’aux plantes et aux insectes ? qui, si ce

  1. Les Immortels taoïstes sont presque toujours représentés dans des poses et avec des gestes excentriques, marque de leur mépris pour la voie commune.