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(quippus). Ils trouvaient bonne leur grossière nourriture, bons aussi leurs simples vêtements. Ils étaient heureux avec leurs mœurs primitives et paisibles dans leurs pauvres habitations. Le besoin d’avoir des relations avec autrui ne les tourmentait pas. Ils mouraient de vieillesse avant d’avoir fait visite à la principauté voisine, qu’ils avaient vue de loin toute leur vie, dont ils avaient entendu chaque jour les coqs et les chiens[1]. En ces temps-là, à cause de ces mœurs-là, la paix et l’ordre étaient absolus. — Pourquoi en est-il tout autrement de nos jours ? Parce que les gouvernants se sont entichés des Sages et de leurs inventions. Le peuple tend le cou, et se dresse sur la pointe des pieds, pour regarder dans la direction d’où vient, à ce qu’on dit, quelque Sage. On abandonne ses parents, ou quitte son maître, pour courir à cet homme. Les piétons se suivent à la queue-leu-leu, une file de chars creuse de profondes ornières dans le chemin qui mène à sa porte. Tout cela parce que, imitant les princes, le vulgaire lui aussi s’est entiché de science. Or rien n’est plus funeste, pour les États, que ce malheureux entichement.


D.   C’est la science artificielle, contre nature, qui a causé tous les maux de ce monde, et le malheur de tous ceux qui l’habitent. L’invention des arcs, des arbalètes, des flèches captives, des pièges à ressort a fait le malheur des oiseaux de l’air. L’invention des hameçons, des appâts, des filets, des nasses a fait le malheur des poissons dans les eaux. L’invention des rets, des lacs, des trappes a fait le malheur des quadrupèdes dans leurs halliers. L’invention de la sophistique, traîtresse et venimeuse, avec ses théories sur la substance et les accidents, avec ses arguties sur l’identité et la différence, a troublé la simplicité du vulgaire. Oui, l’amour de la science, des inventions et des innovations est responsable de tous les maux de ce monde. Préoccupés d’apprendre ce qu’ils ne savent pas (la vaine science des sophistes), les hommes désapprennent ce qu’ils savent (les vérités naturelles de bon sens). Préoccupés de critiquer les opinions des autres, ils ferment les yeux sur leurs propres erreurs. De là un désordre moral, qui se répercute au ciel sur le soleil et la lune, en terre sur les monts et les fleuves, dans l’espace médian sur les quatre saisons, et jusque sur les insectes qui grouillent et pullulent à contretemps (sauterelles, etc.). Tous les êtres sont en train de perdre la propriété de leur nature. C’est l’amour de la science qui a causé ce désordre. Il dure depuis les trois dynasties. Depuis dix-huit siècles, on s’est habitué à faire fi de la simplicité naturelle, à faire cas de la fourberie rituelle ; ou s’est habitué à préférer une politique verbeuse et fallacieuse au non-agir franc et loyal. Ce sont les bavards (sages, politiciens, rhéteurs), qui ont mis le désordre dans le monde.


  1. Lao-tzeu chapitre 80.