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D.   Le duc Nai de Lou dit à Confucius : Dans le pays de Wei vivait un homme nommé T’ouo le laid. Il était de fait la laideur même, un véritable épouvantail. Et cependant ses femmes, ses concitoyens, tous ceux qui le connaissaient, raffolaient de lui. Pourquoi cela ? Pas pour son génie, car il était toujours de l’avis des autres. Pas pour sa noblesse, car il était du commun. Pas pour sa richesse, car il était pauvre. Pas pour son savoir, car il ne connaissait du monde que son village… Je voulus le voir. Certes il était laid à faire peur. Malgré cela il me charma, car il charmait tout le monde. Après quelques mois, j’étais son ami. Avant un an, il eut toute ma confiance. Je lui offris d’être mon ministre. Il accepta avec répugnance et me quitta bientôt. Je ne puis me consoler de l’avoir perdu. À quoi attribuer la fascination que cet homme exerce ? — Jadis, dit Confucius, dans le pays de Tch’ou, je vis la scène suivante. Une truie venait de mourir. Ses petits suçaient encore ses mamelles. Tout à coup ils se débandèrent effrayés. Ils s’étaient aperçus que leur mère ne les regardait plus, que ce n’était plus leur mère. Ce qu’ils avaient aimé en elle d’amour filial, ce n’était pas son corps, c’est ce qui animait son corps et qui venait de disparaître, la vertu maternelle résidant en elle… Dans le corps de T’ouo le laid, habitait une vertu latente parfaite. C’est cette vertu qui attirait à lui, malgré la forme répugnante de son corps. — Et qu’est-ce, demanda le duc Nai, que la vertu parfaite ? — C’est, répondit Confucius, l’impassibilité affable. La mort et la vie, la prospérité et la décadence, le succès et l’insuccès, la pauvreté et la richesse, la supériorité et l’infériorité, le blâme et l’éloge, la faim et la soif, le froid et le chaud, voilà les vicissitudes alternantes dont est fait le destin. Elles se succèdent, imprévisibles, sans cause connue. Il faut négliger ces choses ; ne pas les laisser pénétrer dans le palais de l’esprit, dont elles troubleraient la calme paix. Conserver cette paix d’une manière stable, sans la laisser troubler même par la joie ; faire à tout bon visage, s’accommoder de tout ; voilà, dit Confucius, la vertu parfaite. — Pourquoi, demanda le duc Nai, l’appelez-vous latente ? — Parce que, dit Confucius, elle est impalpable, comme le calme qui attire dans l’eau d’un étang. Ainsi la calme paix du caractère, non autrement définissable, attire tout à soi. — À quelques jours de là, le duc Nai, converti au taoïsme par Confucius, confia à Maître Minn l’impression que lui avait faite cette conversation. Jusqu’ici, dit il, j’avais cru que gouverner, contrôler les statistiques et protéger la vie de mes sujets était mon devoir d’état.